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L'Étranger : Camus et le mysticisme Empty L'Étranger : Camus et le mysticisme

par Sei Mer 31 Jan 2018, 17:02
Bonjour,

Je travaille sur l'explication des dernières lignes de L'Étranger. Parleriez-vous d'une forme de mysticisme privée de Dieu ?


Dernière édition par Sei le Jeu 01 Fév 2018, 17:44, édité 1 fois
Paul Dedalus
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par Paul Dedalus Jeu 01 Fév 2018, 10:20
Rappelons que mysticisme signifie : expérience d'union directe avec Dieu.

Le mot est souvent utilisé pour parler de ce qui touche aux mystères des manifestations religieuses et aux comportements de piété qui échappent aux normes de la religion.

En quoi Meursault a-t-il une expérience mystique dans les dernières lignes selon toi?
Et qu'est-ce que tu entends par "privé" ici?

Il est vrai que le film de Visconti adapte cette scène en lui donnant une portée cosmique.
Meursault semble proche du tragique grec, de l'amor fati.

Il faudrait en parler avec Arnaud Corbic, spécialiste de Camus qui enseigne au lycée Sainte Marie à Antony et qui a également un trajet religieux.
Ce serait intéressant d'avoir son interprétation.


J'avais plutôt parlé d'une foi négative et de foi athée quand j'ai fait l'étude de l'excipit avec deux élèves de 1ère L en début d'année. Mais ça leur parlait moyennement.
J'ai alors expliqué que la détermination de Meursault ne pouvait s'expliquer que par une foi équivalente en intensité à la foi chrétienne pour refuser jusqu'au bout de croire et de recevoir les sacrements.

Et cela a permis de parler de l'existentialisme qui est initié par l'homme laissé à l'abandon par Dieu et les valeurs chrétienne qui lui assuraient autre fois l'accès à un royaume dont la vie sur terre était préparation.
En cela Meursault est une figure de la certitude négative - j'emprunte l'expression à Jean-Luc Marion - bien plus que celle d'un athéisme mou (comme on en voit souvent dans la contemporanéité).

Face à la mort imminente, il est vrai qu'il a la force des grandes figures de la foi, avec une pleine conscience.
Il est aussi fort que les carmélites de Bernanos dans Dialogues avec les carmélites lorsqu'elles sont conduites à la potence.

On voit alors que la certitude poussée à son paroxysme peut s'appeler Foi même lorsqu'elle est athée.

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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
Virgile  Georgiques.

« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
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par Euthyphron Jeu 01 Fév 2018, 10:50
Cette lecture mystique de la fin de l'Etranger me paraît tout à fait pertinente, car elle est fortement suggérée par le texte, en particulier les allusions christiques de la dernière phrase. Bien sûr, il s'agit d'un mysticisme sans l'espérance d'une vie après la mort. Mais je ne vois là aucune contradiction.
Paul Dedalus
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par Paul Dedalus Jeu 01 Fév 2018, 12:28
Imitatio christi sans espoir de rédemption peut-être.
Auquel cas l'imitation n'est que partielle.

La force et le désespoir de l'existentialisme athée.
Mais dans cet excipit, Meursault est tout de même en proie au doute, visible par son agitation intérieure.
Il n'est pas tout à fait serein face à la mort.

Comment utilisez-vous le terme "mystique" par rapport à sa définition première (union directe avec Dieu) dans le cas de Meursault?

C'est bien joli de dire "mystique" mais souvent on l'utilise simplement pour dire qu'il se joue quelque chose de complexe et d'indicible dans le trajet intérieur et spirituel d'un individu (et ça a directement à voir avec son individualité, sa solitude face à la religion). Généralement, est mystique celui qui ne peut s'arrêter de chercher Dieu et que cette recherche outrepasse les limites de la religion.
Par conséquent le terme est très imprécis et il est bon de le préciser par rapport au texte.

Pourquoi Meursault est-il mystique? C'est ça qu'il faudrait expliquer.

Sa solitude face au monde peut-elle être expliquée par ce mysticisme et dans ce cas pourquoi ne peut-il y avoir de réconciliation avec le monde dans cet excipit finale. Le refus du monde et de ses conventions, l'impossibilité de s'y intégrer, son étrangeté...autant de symptôme d'un mysticisme sans Dieu rédempteur?
Quelle limite alors, entre nihilisme et mysticisme? Se tient-il sur cette limite?

A mon avis il faut problématiser et resserer, c'est ce que j'invitais à faire dès mon premier message.


Dernière édition par Paul Dedalus le Jeu 01 Fév 2018, 12:37, édité 1 fois

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par Euthyphron Jeu 01 Fév 2018, 12:33
En remplaçant Dieu par "la tendre indifférence du monde" (antépénultième phrase).
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par Paul Dedalus Jeu 01 Fév 2018, 12:46
Ce n'est qu'un symptôme. Parce que le mysticisme, c'est le contraire de l'indifférence.
A la limite, c'est ne pas pouvoir être indifférent, être condamné à un savoir cosmique qui empêche toute indifférence (surtout tendre).

Peut-être que c'est là que se situe Meursault? Il ne veut pas faire grâce au monde de son savoir.
Même face à la mort, surtout face à la mort.

Il ne reste que l'angoisse qu'il affronte. Pour tenir sa position jusqu'au bout de son trajet sans Dieu.
Négativité absolue, vie vécue depuis sa propre négation.
Refus qui refuse, peut-être.

Savoir cosmique auquel il n'échappe pas toutefois, même sans Dieu.
La négation de Dieu est comme une manière négative d'être en rapport avec lui.
C'est l'un des grands motifs de la littérature contemporaine. Essayer de combler cette absence en l'exprimant.
La littérature est une manière de combler l'absence de Dieu, c'est pourquoi dans les romans contemporains, il y a toujours la question de l'écriture et que les personnages sont souvent eux-mêmes écrivains.


Dernière édition par Paul Dedalus le Ven 02 Fév 2018, 00:48, édité 1 fois

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par Balthazaard Jeu 01 Fév 2018, 13:57
Paul Dedalus a écrit:Rappelons que mysticisme signifie : expérience d'union directe avec Dieu.

Le mot est souvent utilisé pour parler de ce qui touche aux mystères des manifestations religieuses et aux comportements de piété qui échappent aux normes de la religion.

En quoi Meursault a-t-il une expérience mystique dans les dernières lignes selon toi?
Et qu'est-ce que tu entends par "privé" ici?

Il est vrai que le film de Visconti adapte cette scène en lui donnant une portée cosmique.
Meursault semble proche du tragique grec, de l'amor fati.

Il faudrait en parler avec Arnaud Corbic, spécialiste de Camus qui enseigne au lycée Sainte Marie à Antony et qui a également un trajet religieux.
Ce serait intéressant d'avoir son interprétation.


J'avais plutôt parlé d'une foi négative et de foi athée quand j'ai fait l'étude de l'excipit avec deux élèves de 1ère L en début d'année. Mais ça leur parlait moyennement.
J'ai alors expliqué que la détermination de Meursault ne pouvait s'expliquer que par une foi équivalente en intensité à la foi chrétienne pour refuser jusqu'au bout de croire et de recevoir les sacrements.

Et cela a permis de parler de l'existentialisme qui est initié par l'homme laissé à l'abandon par Dieu et les valeurs chrétienne qui lui assuraient autre fois l'accès à un royaume dont la vie sur terre était préparation.
En cela Meursault est une figure de la certitude négative - j'emprunte l'expression à Jean-Luc Marion - bien plus que celle d'un athéisme mou (comme on en voit souvent dans la contemporanéité).

Face à la mort imminente, il est vrai qu'il a la force des grandes figures de la foi, avec une pleine conscience.
Il est aussi fort que les carmélites de Bernanos dans Dialogues avec les carmélites lorsqu'elles sont conduites à la potence.

On voit alors que la certitude poussée à son paroxysme peut s'appeler Foi même lorsqu'elle est athée.

Est ce dieu de la bible (au sens le plus large) ou bien par extension tout principe ordonnateur qui échapperait à une prise de conscience immédiate (par son extension ou sa complexité...je ne suis peut-être pas très clair) ? Question curieuse et non polémique.
Parménide
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par Parménide Jeu 01 Fév 2018, 14:40
Il est possible que cette fin s'explique par la formule de Camus dans le mythe de Sisyphe: «  L’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » Je pense qu'il est difficile de ne pas identifier ce silence déraisonnable du monde avec sa "tendre indifférence" dont parle Meursault. A la fin il embrasse l'adversité et l'absurdité du monde dans une sorte de contemplation qui est par certains aspects morbide, je trouve. Il se trouve en communion avec un univers d'où Dieu est absent. Donc on peut sûrement y voir une forme de mysticisme.

Paul Dedalus a écrit:Ce n'est qu'un symptôme. Parce que le mysticisme, c'est le contraire de l'indifférence.
A la limite, c'est ne pas pouvoir être indifférent, être condamné à un savoir cosmique qui empêche toute indifférence (surtout tendre).

Mais il s'agit de l'indifférence du monde, pas de celle de Meursault. Et lui n'est pas indifférent, effectivement, vu qu'il décide de s'ouvrir... D'ailleurs ce dernier terme suggère par son ampleur un certain rapport à la transcendance.

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"Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité d'un monde", Martin Heidegger, "Schelling", (semestre d'été 1936)

"Et d'une brûlure d'ail naitra peut-être un soir l'étincelle du génie", Saint-John Perse, "Sécheresse" (1974)

"Il avait dit cela d'un air fatigué et royal", Franz-Olivier Giesbert, "Le vieil homme et la mort" (1996)

-----------

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par Paul Dedalus Jeu 01 Fév 2018, 15:57
Ah oui !
Bien vu Parménide ainsi que pour la référence au Mythe de Sisyphe.

Je me penche sur l'autre question ce soir.
C'est passionnant cette discussion.

C'est une transcendance négative en tout cas, qui se confronte à sa propre impossibilité.

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par Sei Jeu 01 Fév 2018, 17:45
Merci beaucoup pour vos réponses.

Je n'ai pas le temps de développer, mais je ferai dès que possible.

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par Delia Jeu 01 Fév 2018, 20:26
HS :
@Paul Dedalus : on dit explicit.

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par Paul Dedalus Jeu 01 Fév 2018, 20:48
Merci Délia! L'Étranger : Camus et le mysticisme 999940070

Sinon pour répondre à Balthazar :

Mysticisme
nom masculin

1.
Croyances et pratiques se donnant pour objet une union intime de l'homme et du principe de l'être (divinité, nature, idée…).
Mysticisme chrétien, islamique.

synonymes : contemplation, extase, mystique

2.
Croyance, doctrine philosophique faisant une part essentielle au sentiment, à l'intuition.

Cela renvoie surtout à un contact avec l'origine dans ce qu'elle a d’ineffable et donc d'irrationnelle.
On oppose souvent mysticisme et raison. Dans le cas de Meursault, ce serait la raison au sens social : l'homme comme animal raisonnable et donc sociable et social.

Le live de Monsieur Corbic : http://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2008_num_39_1_3653_t1_0101_0000_2

Michel de Certeau définit aussi le mysticisme comme un mouvement du désir animé par une quête dans La fable mystique : "est mystique celui ou celle qui ne peut s'arrêter de marcher". C'est une tension irrépressible vers l'absolu que rien ne peut arrêter dans sa quête. Même dans l'incertitude de son objet.



"Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part…"

Meursault conserve le refus et l'absence de patrie (c'est d'ailleurs un mysticisme très littéraire que Certeau développe dans son livre).

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Euthyphron
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par Euthyphron Ven 02 Fév 2018, 09:21
La définition fondamentale est la première. La seconde ne me semble d'ailleurs pas très rigoureuse. La mystique est la quête de l'union entre l'âme et Dieu (pour le dire en langage religieux). Il va de soi que si on remplace Dieu par "principe de l'être" cela ne change rien au sens de la définition.
Et donc cela s'appliquerait parfaitement à la fin de l'Etranger, l'expression "tendre indifférence du monde" signifiant le mode d'union dont il s'agit précisément. Certes, il semble que cette union soit involontaire, et ne s'accompagne d'aucune conversion. Mais je ne vois rien là qui puisse dissuader d'employer le mot "mystique".
Paul Dedalus
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par Paul Dedalus Ven 02 Fév 2018, 10:14
Parce que, le terme en lui-même est mal défini, flou.
Personnellement il y a plusieurs "familles" de mystiques religieux que j'aime : les béguines, les carmélites (et carmes), les mystiques rhénans comme Eckhart...ils ont en commun de personnaliser la relation à Dieu, tout en restant dans les dogmes de la religion chrétienne mais en les personnalisant par des modes d'union à Dieu qui leur sont propres.

Pour les béguines, c'est l'amour, pour Eckhart, c'est le détachement. Par exemple. Pour les carmes, c'est l'humilité voire l'abaissement, le passage par la voie négative, la nuit obscure. Pour Nicolas de Cues, cela passe également par la voie négative qui permet "la coïncidence des opposés".

Et il y a des mysticismes doloristes également : l'union à Dieu par la douleur. Angèle de Foligno par exemple.


Je trouve que tu vas vite en besogne lorsque tu dis que rien n'empêche d'utiliser le terme "mystique" dans le cas de Meursault alors qu'il n'a pas ce rapport transcendant à Dieu et même qu'il le refuse radicalement.
Et pour le coup, ce n'est pas très rigoureux non plus. Il faut absolument souligner ce changement d'emploi par rapport à la mystique religieuse.

A savoir que la négation de Meursault n'a rien à voir avec la voie négative des mystiques chrétiens (comme Denys l'aéropagite ou les carmes).
Il ne nie pas Dieu pour le trouver. Il ne s'agit pas de "la négation qui se situe simplement en-deça de la Transcendance de Celui qui est simplement dépouillé et demeure au-delà de tout". (Denys l'Aéropagite).

Le mysticisme n'en reste pas à la séparation, c'est un trajet qui tend vers l'union et la réconciliation de tout avec tout.

Cela demande une étude très approfondie et pour le coup ça me paraît complexe pour des lycéens car il faut beaucoup de connaissances sur la mystique.

Quant à la "tendre indifférence du monde", en quoi est-ce un "mode d'union"? C'est plutôt ce que Meursault ressent sur le mode du déchirement et de la séparation envers le monde des hommes, comme une coupure de son propre état. Bref, c'est plutôt une impossibilité de communion. Son silence. Son refus de la responsabilité morale.

Comme le disait justement Parménide, c'est une révélation de l'absurde.
Dans la mystique, il y a aussi cette impossibilité de rejoindre le monde. C'est elle qui crée l'urgence de la quête d'un au-delà.
Mais on n'en reste pas là, il y a la transcendance. Il ne suffit pas d'être en conflit avec le monde pour être mystique. La solitude est bien plutôt une manière de fuir vers Dieu que de refuser le monde, qui ne prend de sens que par rapport à Dieu pour le mystique.

Plotin "Fuir seul vers Lui seul." (EnnéadesVl, 9, 11).

Il faudrait justifier et mettre en doute dans le cas de Meursault. Personnellement, je n'utiliserai pas le terme mystique mais parlerai plutôt d'une foi athée ou d'un athéisme fidéiste (mais les élèves n'ont pas très bien compris, généralement ils ne sont pas sensibles aux paradoxes), d'un refus de transcendance, une im-possibilité de croire.
Je trouve que sur cet explicit, il faut être prudent et il me semble qu'en littérature, on peut en rester à l'hypothèse voire à l'aporie, à partir du moment où les termes sont précisés et qu'elle est clairement énoncée comme telle et assumée.

Donc il ne faut pas utiliser le terme "mystique" trop vite à mon sens car ça risque de le vider complètement de son sens. Mieux vaut mettre en tension et en doute plutôt que forcer l'emploi en disant que rien n'empêche de l'utiliser simplement parce que l'expérience intérieure de Meursault semble complexe.

Parce que s'il n'y a pas de transcendance et que demeure le refus du rapport à Dieu dans l'itinéraire de Meursault, ce n'est pas un mysticisme au sens premier du terme, justement.
C'est pourquoi j'invitais Sei à préciser ce qu'elle entendait par "privé" car il y a bien une expérience intérieure.
Je pense qu'il faut effectivement la prendre dans son sens privé.

Il y aurait aussi peut-être des choses à prendre chez Wittgenstein à ce propos.

En tout cas, je ne suis pas d'accord avec toi, Euthyphron, il y a bien quelque chose qui empêche d'utiliser le terme mystique - ou en tout cas, rend l'hypothèse fort problématique à plusieurs niveaux- et par conséquent il faut préciser, mais c'est aussi ça qui est passionnant dans le travail d'un texte littéraire, voire en quoi il échappe à tel ou tel qualificatif et chercher à spécifier.

Ici c'est un vrai travail de recherche que ça demande.


Dernière édition par Paul Dedalus le Ven 02 Fév 2018, 11:59, édité 1 fois

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par Euthyphron Ven 02 Fév 2018, 10:56
J'ai peur que cela ne dérive sur une querelle de mots. Il est clair que si on réserve le terme "mystique" aux traditions religieuses qui le revendiquent, un athée ne peut être mystique. Mais pourquoi ne pas appliquer la même règle au terme de "foi" en ce cas? Tu préfères parler de "foi athée", chacun a le droit de décider de sa terminologie, mais personnellement ce qui me gêne dans l'expression" "foi athée" c'est que la foi présuppose une adhésion, qu'il n'y a pas ici, alors que le mysticisme peut être involontaire, car relevant d'une expérience subie.
Tel est le sens que je trouve à notre petite discussion terminologique.
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par Paul Dedalus Ven 02 Fév 2018, 11:43
Non ce n'est pas tant une querelle de mots que s'efforcer de restituer le texte dans sa singularité.
J'avais fait mon mémoire de lettres sur "littérature et mysticismes" (au pluriel) et les remarques que je fais ici, on me les a faites lors de la soutenance et je les ai trouvées justes. Je n'avais pas travaillé sur Camus, mais sur Duras mais chez elle aussi il y a l'affirmation de l'athéisme tout en conservant une forte présence d'un vocabulaire théologique dans ses textes. On trouve ça aussi chez Sartre et Camus et chez bien d'autres auteurs littéraires proclamés athées. Je me suis dit alors qu'il devait se jouer un rapport particulier entre mysticisme et littérature.

Donc, si, quoiqu'on en dise, il refuse jusqu'au bout la transcendance (même avec violence), il y a donc bien une décision active de sa part.
Ce refus est tellement fort, subsistant à l'imminence de la mort que j'ai dit qu'on pouvait parler de "foi athée".

Mais le mysticisme, c'est plus complexe que l'adhésion, c'est une dynamique, un "élan vital", ou une "impulsion qui vient du fond" comme dit Bergson.
Le mysticisme est union, ouverture et traversée, on se laisse traverser par une puissance supérieure. Il y a toujours une soumission et une révérence envers cette puissance.
Je trouve que Meursault est à l'inverse de cette dynamique d'ouverture. Il est dans une sorte de solipsisme.
C'est pourquoi je crois que Sei a raison quand elle parle de "privé", il faudrait chercher de ce côté là.
Peut-il y avoir des expériences purement privées, le mythe de l'intériorité.

Avec le mysticisme, on n'en reste pas au refus. Toutes les négations s'évanouissent par un rapport à l'absolu qui seul fonde la vie véritable.
Un texte qui finit par "haine" en faisant référence à l'état intérieur du personnage ne peut faire de celui-ci un mystique. Car la séparation entre lui et le monde n'est pas levé.

Son itinéraire est peut-être tragique -un tragique impensé et donc sans réconciliation- parce qu'il en reste au refus qui ne peut conduire qu'à la haine.

C'est un texte très complexe sur le nihilisme poussé à son paroxysme et ses effets face à la finitude. L'angoisse resurgit et avec elle la difficulté de l'athéisme. C'est le rapport à la mort qui met la transcendance en inquiétude (mais on n'est encore dans l'existentialisme et son déchirement et pas dans le mysticisme).

Texte complexe aussi parce qu'il est écrit par Camus de manière à ce que l'expérience de Meursault demeure incommunicable.

Les éléments qui font qu'on peut le rapprocher des caractéristiques du mysticismes sont ceux-ci  : le silence, l'incommunicabilité, l'indicible. Tout ce qui empêche la communication d'une expérience intérieure. Mais il faut mettre en interrogation car le refus demeure problématique.
Je pense que le texte a sa puissance dans le doute justement. Affirmer tout de go qu'il s'agit d'une expérience mystique sans même prendre la peine de justifier et spécifier reviendrait à le vider de sa puissance.

Vous pourriez faire une thèse sur L'étranger de Camus en essayant de montrer en quoi ce texte a une portée mystique mais on ne peut pas le dire a priori, il y a bien des difficultés.

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par Euthyphron Ven 02 Fév 2018, 13:54
Petit malentendu : quand je parle de mysticisme sur ce fil, c'est en réponse  à la question initiale, de Sei : "Je travaille sur l'explication des dernières lignes de l'Etranger. Parleriez-vous d'une forme de mysticisme privée de Dieu?
Je ne prétends pas que Camus soit mystique (loin de là même), ni que l'Etranger soit à lire comme une quête spirituelle. Je dis seulement qu'il est tout à fait légitime de lire les dernières lignes de l'Etranger comme le récit d'une expérience mystique privée de Dieu.
Tu remarqueras, par exemple, que la haine (dernier mot en effet, tu l'as bien souligné) est haine ressentie par la foule, à laquelle (la haine ou la foule, comme tu voudras) Meursault est devenu tout à fait "étranger".
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par Paul Dedalus Ven 02 Fév 2018, 14:12
Oui, justement, réconciliation  impossible. Conscience malheureuse.
Je ne vois justement rien qui confirme l'expérience mystique là-dedans.
La séparation demeure et s'aggrave
La haine c'est l'échec de l'aveu, du sens qui fonderait la possibilité de réconciliation.

Le mystique n'est plus étranger à rien. Il est tout en tout.
Il ne souffre plus d'aucune séparation avec rien.
Il a dépassé la douleur de la séparation.
C'est cela la transcendance.

Certeau parle de l'expérience mystique comme une union dans la différence. Ça me paraît juste. On trouve de très belles illustrations de cette dynamique chez les personnages de Dostoïevski.
Le songe d'un homme ridicule.

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par Euthyphron Ven 02 Fév 2018, 14:23
Dans le passage qui nous occupe, Meursault n'éprouve pas de haine.
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par Sei Ven 02 Fév 2018, 22:40
Désolée, je n'ai toujours pas eu le temps de vous répondre !

Là, je vais dormir, mais rapidement...
Lorsque j'écris "privée de Dieu", je veux dire "à qui il manque Dieu". Privé dans au sens privatif.

Meursault ne ressent pas du tout de haine. Il est indifférent à ce monde (le monde tel que nous l'imaginons, du moins), en même temps qu'il reconnaît le grand bonheur de vivre. Il n'a pas la conscience malheureuse, il a la conscience heureuse (d'ailleurs, Camus avait hésité à titrer son œuvre La mort heureuse). Il a dépassé la douleur de la séparation, et je crois bien qu'il est "tout en tout", pour reprendre tes mots, Paul. D'où l'oxymore paradoxal de l'accueil haineux.

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par Paul Dedalus Sam 03 Fév 2018, 00:58
Oui, mais il espère cet accueil haineux tout de même. Pourquoi?

Ah oui, je me souviens qu'il voulait appeler ce texte La mort heureuse.

"Etre tout en tout" ce n'est pas mes mots, pour le coup c'est une expression constante sous la plume de presque tous les mystiques chrétiens! Very Happy

Et aussi : "être Dieu en Dieu" (Eckhart).

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par Euthyphron Sam 03 Fév 2018, 10:20
Paul Dedalus a écrit:Oui, mais il espère cet accueil haineux tout de même. Pourquoi?
On peut y voir une identification christique, appelée par le début de la phrase ("pour que tout soit consommé") et bien entendu aussi par la situation de condamné à mort qui est celle de Meursault.
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par Sei Sam 03 Fév 2018, 11:40
Euthyphron a écrit:
Paul Dedalus a écrit:Oui, mais il espère cet accueil haineux tout de même. Pourquoi?
On peut y voir une identification christique, appelée par le début de la phrase ("pour que tout soit consommé") et bien entendu aussi par la situation de condamné à mort qui est celle de Meursault.

Voilà.

Le texte dit "pour que tout soit consommé", mais il n'est nulle part question de la haine de Meursault.

J'entends "l'expérience mystique" comme une expérience faisant fi de la rationalité et donnant accès à un mystère par l'union avec une entité supérieure ou plus vaste.
Meursault vient de rejeter avec violence le marchandage, sous forme de pari pascalien, proposé par l'aumônier, mais il n'empêche qu'il accède à un degré de conscience supérieur. Il comprend, ou perçoit, la "tendre indifférence du monde", d'où Dieu est absent. Aveuglé tout au long du roman par le soleil, il voit désormais que la nuit est "chargée de signes", comme autant d'accès possibles au mystère. Bien qu'en prison, isolé, le monde vient jusqu'à lui, et même "entr[e]" en lui. La couchette, la cellule disparaissent au profit du grand tout. Il y a donc bien union indivisible.

Parménide
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par Parménide Sam 03 Fév 2018, 18:35
Mais la mort heureuse est un autre roman, rédigé avant l’étranger, et dont Camus n'était pas satisfait (je ne sais pas d'ailleurs s'il ne l'a pas laissé inachevé). Après peut-être a-t-il songé à une reprise du titre avant d'opter pour "l'étranger"...

Il serait aussi intéressant je pense de confronter cette fin du roman à la pensée de Nietzsche, dont le nihilisme a fortement influencé celui de Camus.  
Paul Dedalus a écrit:

Et aussi : "être Dieu en Dieu" (Eckhart).

Je me rappelle avoir rencontré cette formule lors de lectures, mais qu'est ce que cela veut dire exactement? Comment l'homme peut-il être en Dieu? Je suppose que c'est métaphorique...

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"Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité d'un monde", Martin Heidegger, "Schelling", (semestre d'été 1936)

"Et d'une brûlure d'ail naitra peut-être un soir l'étincelle du génie", Saint-John Perse, "Sécheresse" (1974)

"Il avait dit cela d'un air fatigué et royal", Franz-Olivier Giesbert, "Le vieil homme et la mort" (1996)

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par Sei Sam 03 Fév 2018, 19:10
Si Dieu est tout, alors l'homme est en Dieu.

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"Humanité, humanité, engeance de crocodile."
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