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Erispoe
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par Erispoe Dim 14 Fév 2016 - 23:31
Marcel :

Si je comprends bien, les "turning points" qu'ils évoquent ressembleraient plus à des "points de non-retour" qu'aux points de divergence utilisés par les auteurs d'uchronies. C'est bien ça ?

Ils travaillent donc sur des "possibles" qui étaient déjà considérés comme tels dans le passé, évoqués par certaines sources.
Mais combien de temps après le changement évoqué ?
S'agit-il de document écrits par des contemporains du changement étudié ou bien un décalage de plusieurs siècles est-il possible (la formule de Pascal sur le nez de Cléopâtre...) ?

Quant à la place de l'imagination dans le travail de l'historien, tu as raison. Elle mériterait d'être étudiée.
Mais c'est peut-être une des pistes récentes de l'épistémologie dont parle Condorcet...

Condorcet :

Merci pour le lien vers l'émission de France Culture ! Je l'écouterai dès que j'aurai un peu de temps.

La réflexion sur les causalités que permet cette approche semble effectivement donner des pistes très intéressantes pour réfléchir sur le passé.
Quant à la "lecture plus riche" des archives, je demande à voir concrètement comment cette méthode contre-factuelle permet de le faire. Aurais-tu des références (livres, articles...) supplémentaires qui m'aideraient à mieux comprendre cette "nouvelle" façon d'étudier les sources ?
Marcel Khrouchtchev
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par Marcel Khrouchtchev Dim 14 Fév 2016 - 23:34
Erispoe a écrit:Si je comprends bien, les "turning points" qu'ils évoquent ressembleraient plus à des "points de non-retour" qu'aux points de divergence utilisés par les auteurs d'uchronies. C'est bien ça ?

C'est en tout cas ce que j'en ai compris, oui.

Erispoe a écrit:Ils travaillent donc sur des "possibles" qui étaient déjà considérés comme tels dans le passé, évoqués par certaines sources.
Mais combien de temps après le changement évoqué ?
S'agit-il de document écrits par des contemporains du changement étudié ou bien un décalage de plusieurs siècles est-il possible (la formule de Pascal sur le nez de Cléopâtre...) ?

Ce qu'ils développent, c'est que c'est dépendant des sources justement. Et le décalage sur plusieurs siècles n'est pas possible, précisément par la définition de "turning points".
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par JPhMM Dim 14 Fév 2016 - 23:42
Désolé pour mon intrusion, le sujet m'intéresse.
Si j'ai bien compris, on entend par raisonnement contre-factuel le fait qu'en disant qu'un événement A a impliqué un événement B (je simplifie à dessein) on intègre implicitement le fait qu'on suppose que l'absence de l'événement A (ou l'événement non-A, si vous préférez) aurait impliqué l'absence de l'événement B ?

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Labyrinthe où l'admiration des ignorants et des idiots qui prennent pour savoir profond tout ce qu'ils n'entendent pas, les a retenus, bon gré malgré qu'ils en eussent. — John Locke

Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
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par Marcel Khrouchtchev Dim 14 Fév 2016 - 23:48
JPhMM a écrit:Désolé pour mon intrusion, le sujet m'intéresse.
Si j'ai bien compris, on entend par raisonnement contre-factuel le fait qu'en disant qu'un événement A a impliqué un événement B (je simplifie à dessein) on intègre implicitement le fait qu'on suppose que l'absence de l'événement A (ou l'événement non-A, si vous préférez) aurait impliqué l'absence de l'événement B ?

C'est une des façons de voir la démarche, mais c'est aussi étudier, de façon plus large, toutes les possibilités qu'aurait pu produire un événement A pour mieux comprendre comment et pourquoi il n'a impliqué que l'événement B.
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par JPhMM Dim 14 Fév 2016 - 23:49
Merci, je comprends mieux.
Ce doit être une démarche terriblement ambitieuse et compliquée à mener.

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par Erispoe Dim 14 Fév 2016 - 23:50
Certainement un de mes prochains achats. Merci pour tes explications Marcel.

Quelqu'un sait où je pourrais trouver un sommaire du livre sur le net ?


Dernière édition par Erispoe le Dim 14 Fév 2016 - 23:52, édité 1 fois

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par Condorcet Dim 14 Fév 2016 - 23:50
Mais le raisonnement contre-factuel a un horizon chronologique plus limité que l'uchronie.
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par JPhMM Dim 14 Fév 2016 - 23:52
Je me doute.
Cela me fait penser au cône de lumière, de la relativité restreinte.

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par Marcel Khrouchtchev Dim 14 Fév 2016 - 23:55
JPhMM a écrit:Merci, je comprends mieux.
Ce doit être une démarche terriblement ambitieuse et compliquée à mener.

Oh que oui! Leur essai est une sorte de plaidoyer méthodologique, espérons qu'ils seront suivis.

Erispoe a écrit:Certainement un de mes prochains achats. Merci pour tes explications Marcel.

Quelqu'un sait où je pourrais trouver un sommaire du livre sur le net ?

Pas mieux que ça, malheureusement:
http://www.seuil.com/livre-9782021034820.htm

Condorcet a écrit:Mais le raisonnement contre-factuel a un horizon chronologique plus limité que l'uchronie.

Absolument. C'est en ce sens d'ailleurs que j'ai été très agréablement surpris par l'ouvrage. On nous a tellement formatés dans le refus de ce genre de démarche qu'on a souvent dans l'esprit que toute tentative d'étude des possibles serait de l'uchronie. Un des apports majeurs de leur ouvrage (en tout cas pour moi qui ne connaissais rien au sujet avant) est de montrer le contraire.
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par Erispoe Dim 14 Fév 2016 - 23:57
A défaut de sommaire ou de table des matières, j'ai survolé l'introduction sur amazon.
Ça me paraît prometteur !

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par Condorcet Lun 15 Fév 2016 - 0:20
Je pense que mon manque d'enthousiasme vient du fait qu'à un colloque de Cerisy, il y a maintenant quelques années, nous avions évoqué le sujet : j'ai plus l'impression d'une poursuite (en soi estimable) de la réflexion que de la révolution (réelle) que d'autres y voient
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par Marcel Khrouchtchev Lun 15 Fév 2016 - 0:22
Condorcet a écrit:Je pense que mon manque d'enthousiasme vient du fait qu'à un colloque de Cerisy, il y a maintenant quelques années, nous avions évoqué le sujet : j'ai plus l'impression d'une poursuite (en soi estimable) de la réflexion que de la révolution (réelle) que d'autres y voient

J'ai bien précisé que j'avais lu "en groupie" et que je n'ai voyais une révolution que, précisément, parce que je n'y connaissais rien avant.
Ton expérience prouve qu'il faut vraiment modérer mon enthousiasme Very Happy
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par JPhMM Lun 15 Fév 2016 - 0:38
Je reviens sur le cône de lumière, pour ceux que cela intéresse, parce que ça ressemble beaucoup à ce que vous évoquez.

Spoiler:

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Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
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par Marcel Khrouchtchev Lun 15 Fév 2016 - 0:42
Merci!
trompettemarine
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par trompettemarine Lun 15 Fév 2016 - 1:05
sandman a écrit:Quelles sont vos dernières lectures coups de cœur ? Quels livres d'histoire conseillez-vous de lire ?

Ex :
- Etre sans destin d'Imre Kertész
Lectures "Histoire" à recommander - Page 10 Images?q=tbn:ANd9GcS1HUQQ-xaao0b28HDVsh6ayAHsu1QoPMxvaDUSHChxkXnIw_9W3g

Attention, ce chef d'oeuvre est un roman. L'auteur ne veut pas que l'on parle d'autobiographie :
extraits d'un interview (magazine Lire) avec le prix nobel en 2005 a écrit:extrait d’entretien avec Imre KERTESZ paru dans la magazine Lire en 2005

Alors que l'on commémore, partout dans le monde, le soixantième anniversaire de la libération des camps de concentration, il apparaît de plus en plus nécessaire de lire le beau et puissant témoignage du Hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature 2002. Son œuvre - seulement six romans traduits en français - dérange par l'optimiste tragique qu'elle dégage. Malgré l'horreur, malgré l'impuissance des mots pour dire l'indicible, Imre Kertész poursuit son travail de mémoire. (…) Kertész est un immense romancier, dont le chef-d'œuvre, Etre sans destin, vient d'être adapté au cinéma par Lajos Koltai (l'ancien assistant du grand cinéaste István Szabó). Ce film, dont Kertész a lui-même signé l'adaptation, permettra peut-être de mieux faire comprendre les phrases et les idées qui choquèrent lors de la parution du livre: «Les camps, ce n'était pas l'enfer», «S'il y a un destin, alors la liberté est impossible».


« Après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction »

(…)

La Hongrie réagit-elle mieux à votre œuvre aujourd'hui qu'il y a trente ans, lorsque, à sa parution, Etre sans destin vous mit au ban de la société littéraire pour avoir osé parler ainsi des camps de concentration?

Quand j'ai publié Etre sans destin, en 1975, l'accueil fut terrible, en effet. (…) A l'époque, la question des camps de concentration restait un sujet tabou. Lorsque j'ai commencé à écrire Etre sans destin, en 1961, j'ai effectué des recherches sur l'Holocauste car je ne voulais pas me limiter à ma seule expérience des camps : je n'ai rien trouvé. Songez que le procès, à Jérusalem en 1961, d'Adolf Eichmann, qui commanda le camp d'Auschwitz où j'ai été déporté, ne fit l'objet que d'un petit entrefilet dans la presse hongroise ! Et j'ai découvert, par un entrefilet également, l'existence d'un livre écrit par une femme sur ce procès. Il s'agissait d'Hannah Arendt. Mais lorsque j'ai cherché à me procurer le livre, ce fut impossible : il n'était pas traduit et introuvable dans une autre langue. J'ai dû attendre la chute du mur de Berlin pour lire Eichmann à Jérusalem... En 1975, les mentalités n'avaient guère évolué sur ce sujet. Mais je ne peux répondre à votre question de façon évidente, claire et nette...

(…)

Pourquoi avez-vous souhaité adapter vous-même, trente ans après, Etre sans destin?

Je n'ai pas voulu, au début, que l'on tire un film de mon roman. Longtemps, je me suis opposé à toute forme d'adaptation. Puis des événements se sont produits auxquels je n'ai pu résister. Assez rapidement, j'ai compris que mon livre ne m'appartenait plus, que je ne pouvais plus m'opposer à ce qu'il soit acheté par des producteurs de cinéma et porté à l'écran. Un scénariste s'est alors attelé à écrire un synopsis que l'on m'a soumis. Ce n'était pas du tout ce que j'imaginais. Il n'avait rien compris à l'esprit de mon projet littéraire, c'est-à-dire à la question du temps, qui est fondamentale dans l'itinéraire de mon héros, un jeune garçon qui est arrêté, déporté et vivra dans les camps de concentration. Sous sa plume, mon roman était devenu l'histoire d'un violoniste new-yorkais, très riche, qui débarque un beau jour à Budapest et se souvient, par flash-back, de tout ce qu'il a vécu cinquante ans auparavant. Ce scénario était inacceptable car tout mon livre repose sur une linéarité du propos. Petit à petit je suis devenu ami avec le metteur en scène, qui est un ancien collaborateur de István Szabó. C'est lui qui a fini par me proposer d'adapter moi-même le roman. Mais il avait compris, lui, que la question fondamentale que pose Etre sans destin est la suivante : à qui appartient le temps ? Dans cette histoire, le temps n'appartient pas au personnage mais aux bourreaux. D'un autre côté, il m'a fallu accepter qu'un film soit un projet tout à fait différent d'un roman. La force du livre est, me semble-t-il, sa langue. J'ai mis quinze ans à écrire Etre sans destin, mais moins parce que les faits racontés dans ce livre peuvent correspondre, d'une certaine façon, à ce que j'avais moi-même vécu dans les camps de concentration que parce qu'il me fallait trouver un temps narratif bien particulier. Ce fut un travail très long. La langue créait une distance vis-à-vis des événements, et c'est ce qui me semblait indispensable pour raconter cette histoire. Au cinéma, au contraire, tout est incarné : chaque plan, chaque couleur, est incarné par l'image et la musique, ce qui risque de dénaturer un roman tel que celui que j'avais écrit. C'est pour cela que j'ai accepté pour essayer de faire autre chose, certes, mais qui n'abolisse pas le travail accompli sur le temps grâce à la langue. Faire avec mon texte ce que l'on pouvait faire avec un film, mais c'est forcément autre chose. Et j'avais envie de travailler sur le sujet de la perte de la personnalité : le film montre comment un enfant de quatorze ans perd peu à peu sa personnalité naissante dans les camps. En me mettant à écrire le scénario de ce film, je me suis davantage souvenu du roman que des événements que j'ai vécus.

Comment cela ?


L'écrivain a un autre rapport à la réalité que celui qui n'écrit pas. La réalité est comme dans un processus de digestion : je l'accueille comme un matériau et je la transforme en autre chose, en l'occurrence ce roman, Etre sans destin. Après avoir publié mon roman, je ne pensais déjà plus autant qu'avant à mon expérience dans les camps : elle était devenue celle de mon personnage. Eh bien, il en va de même pour l'adaptation: en écrivant ce scénario, trente ans après le roman, je me suis moi-même transformé à nouveau et dorénavant la réalité me semble être celle du roman, qui représente à mes yeux la seule trace de ce que j'ai vécu. Mais écrire ce scénario ne m'a pas touché de la même façon qu'écrire le roman. Ce fut beaucoup moins difficile. J'ai accompli ce travail de façon professionnelle, sans état d'âme: j'ai essayé de transformer le questionnement fondamental et le sens profond d'un roman en un film. Mais je me suis heurté à un autre problème, celui d'écrire un film après Shoah, de Claude Lanzmann.

En quoi est-ce un problème?


Shoah nous confronte à la question de l'authentique. C'est un immense monument cinématographique, dans le genre documentaire. Dans ce film, qui est un chef-d'œuvre, il y avait comme un accord implicite qui était de ne montrer aucun camp. Jamais. La grande question, depuis Shoah, est : faut-il ou non montrer des scènes de camp ? Nous ne voulions pas faire un film sur l'Holocauste. Il y a en a, et des mauvais. Non, ce film est très fidèle au livre dans la mesure où il s'agit de l'itinéraire d'une âme qui traverse, à un moment donné, un camp de concentration. Il y a eu d'autres exemples, précédemment : La liste de Schindler, de Steven Spielberg, qui me semble très mauvais car c'est un film démonstratif sur l'Holocauste ; ou, au contraire, La vie est belle, de Roberto Benigni, que j'estime beaucoup. Mais Benigni appartient à une autre génération, qui n'a pas connu les camps. Moi, j'appartiens à la dernière génération des survivants, celle de ceux qui avaient quatorze-quinze ans lorsqu'ils furent déportés, et j'ai pris la décision de raconter ce qui se passait vraiment dans un camp de concentration.



Mais le film de Benigni, La vie est belle, avait déclenché une sacrée polémique lors de sa sortie : beaucoup ont été choqués et ont dénoncé l'hédonisme un peu naïf du film, qui semblait très éloigné de la réalité - supposée? - des camps. Or, il est vrai que la vision de Benigni n'est guère éloignée de la vôtre, à cela près que vous, vous avez été déporté et que vous connaissez la réalité des camps...

Oui, cette polémique s'est également étendue à l'Allemagne et à la Hongrie. Il s'agit d'un très mauvais procès. J'ai écrit, à l'époque, un long article à propos de ce film que j'ai intitulé : « A qui appartient Auschwitz ? » La question posée par les détracteurs du film était : a-t-on le droit d'aimer un tel film ? Mais oui, bien sûr ! D'autres ont demandé si l'on avait le droit de faire de l'humour et d'utiliser la forme du conte pour parler de l'Holocauste. Encore une fois : mais oui, bien sûr ! La notion de jeu était capitale dans le quotidien des camps. Et lorsque Benigni utilise, dans une scène finale, le mot « victoire », on sent qu'il s'agit en réalité d'une défaite. Ce qui est absurde, c'est de poser la survie comme une victoire, ce que fait Spielberg dans La liste de Schindler.

En quoi survivre aux camps ne constitue-t-il pas une victoire?

On ne survit jamais aux camps. Ils sont là pour toujours. Pour survivre aux camps, il fallait traverser l'enfer. Et en enfer, on se salit ! Les véritables innocents sont ceux qui sont morts. C'est pourquoi je dis que Spielberg a une vision simpliste de l'histoire lorsqu'il présente ceux qui ne sont pas morts pendant leur captivité comme des victorieux. C'est absurde. Il n'y a aucune victoire possible dans le système concentrationnaire. Chez Benigni, le mot « victoire » est prononcé par un adulte qui sait qu'il a perdu.

Comment vous situez-vous par rapport aux récits d'Elie Wiesel ou de Primo Levi ?

J'ai lu La nuit, d'Elie Wiesel, il y a très peu de temps seulement, puisque le livre, écrit en 1960, était introuvable en Hongrie. En le lisant, j'ai eu un choc : j'ai découvert que nous étions ensemble à Buchenwald. Wiesel m'impressionne beaucoup. Pour Primo Levi, c'est différent. Il n'est pas assez radical. Je veux dire qu'il ne se départ jamais d'une vision humaniste des choses qui m'est totalement étrangère. Mais le grand écrivain des camps est, pour moi, un Français : Jean Améry1. C'est lui qui est allé le plus loin, surtout dans Par-delà le crime et le châtiment. Il faut absolument lire sa correspondance avec Primo Levi : Améry dit l'essentiel. Personne n'a été aussi loin dans la façon de penser le système concentrationnaire.

Justement, votre façon à vous de penser le système concentrationnaire est parfois déconcertante. Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez «les camps, ce n'était pas l'enfer», ou bien qu'il existait une certaine forme de bonheur dans les camps ?

Le paradoxe fait partie du mythe de l'Holocauste. Quand le narrateur parle du bonheur, le lecteur ne peut penser une seule seconde qu'il puisse s'agir du bonheur que lui, lecteur, peut connaître. Mais une certaine forme de bonheur existait, dans les camps, oui : quand nous ressentions la chaleur d'un rayon de soleil, lorsqu'une aube magnifique se levait sur le camp... C'était un bonheur végétatif : obtenir la permission de rester allongé, ne pas être battu, avoir la permission de manger, ne pas se sentir affamé, être saisi par le souvenir d'une belle journée à la maison... A chaque fois que ce système, fondé sur la destruction de l'individu, marquait une pause, je ressentais du « bonheur ». Et j'en ressentais également lorsque je faisais cette expérience très intense de me sentir plus proche de la mort que de la vie : dans ces moments-là, vous oubliez tout ce qui vous entoure, y compris les SS, il n'y a plus que vous et la mort, face à face. Voilà de quoi il était question. C'était à la fois terrible et heureux. Mais ce bonheur-là est pire que tous les malheurs, et c'est ce que j'ai voulu montrer à travers les scènes de mon roman. Il est peut-être pire de dire que l'on a ressenti du bonheur que de montrer en détail les horreurs qui se sont déroulées dans un camp. Ce mot, « bonheur », fait l'objet d'une question récurrente lorsque l'on s'interroge sur les camps. Le cinéma peut rendre compte de ce «bonheur» mieux qu'un documentaire: lorsque l'on regarde un documentaire, on peut toujours s'arrêter parce que les images sont trop dures et trop cruelles. Dans un film, on s'identifie à un héros et, ainsi, on se laisse plus facilement emporter. Lajos Koltai n'a pas cherché à truquer: il a fait reconstruire en Hongrie le camp de Buchenwald et a laissé une grande place à la beauté de la nature qui entourait le camp sans jamais rien cacher de la brutalité propre à la vie quotidienne dans le camp. Cela fait donc ressortir l'absurdité de ce sentiment de « bonheur ». J'ajoute que ce sentiment de « bonheur », transporté à l'écran, permet également de ne pas tomber dans le sentimentalisme kitsch de La liste de Schindler, de Spielberg, par exemple. Mais il faut aussi se rappeler que les mots, dans un roman, ne disent pas vraiment la même chose que dans la vie habituelle.

Que voulez-vous dire par là?

Prenons l'exemple du mot « bonheur » dans Etre sans destin: ce mot arrive dans le roman comme une espèce de révolte. Dès le début, son apparition est programmée, et petit à petit il éclate comme un scandale. Par rapport à la survie, il est vrai qu'à la fin du film de Spielberg on voit l'image des survivants qui marchent en pleine lumière vers ce qui est présenté comme leur avenir. Ça peut être beau quand on réinvente les camps. Mais pas quand on connaît le prix à payer pour qui est sorti des camps et a survécu.

Ce garçon, Koves, est-ce Kertész? Pour le dire autrement, Etre sans destin est-il un roman autobiographique?

En hongrois, Koves signifie « celui qui ressemble, dans son caractère, à des pierres ». Oui, bien sûr que c'est moi. Mais dans quel sens ? Moi aussi, je suis un Koves... une pierre. Mais je ne suis pas le garçon du roman, ni celui que j'ai mis en scène.

Mais vous disiez que le film ne ressemble pas au roman, lui-même différent de ce que vous avez vécu à Auschwitz. La réalité de ce que vous avez vécu à Auschwitz, qui la connaîtra un jour si tout ce que vous créez en est différent.


Personne.

Pourquoi ?

La langue est limitée, par sa propre nature. Et cette limite est infranchissable. Celui qui veut vraiment dire ce qui s'est passé à Auschwitz, on ne le comprendra pas. Et il risque, de plus, de tronquer l'histoire. Dans le film de Lanzmann, Shoah, apparaît un personnage qui travailla dans les Sonderkommandos. Grâce au talent de l'intervieweur, il raconte un peu, mais il se mure dans son silence, et c'est dans ce silence que l'on sent l'abîme de ce que vous appelez la réalité. Mais écrire un roman réaliste sur Auschwitz me semble impossible et je souhaite que cela ne devienne jamais un genre littéraire.

Pourtant, on a le sentiment, à vous lire, que vous êtes l'anti-Adorno par excellence : au lieu de clamer qu'après Auschwitz on ne peut plus écrire de poésie, vous semblez dire l'inverse...

En effet, je suis résolument contre la phrase d'Adorno. Après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction. Mais pas de la fiction réaliste. Adorno n'a pas été très loin dans sa réflexion : comment peut-on imaginer que l'art puisse faire abstraction d'un tel événement historique, d'une telle tragédie ? D'un autre côté, il serait absurde d'imaginer qu'un poète qui ressent le besoin d'écrire sur Auschwitz ne répondrait pas aussi à une exigence esthétique. Il y a une esthétique d'Auschwitz.

Quelle est-elle?

Il faut écrire un roman qui blesse le lecteur. Ecrire un témoignage brut est impossible, car toujours faux. Ecrire un roman qui ne blesserait pas le lecteur serait honteux. Moi, ma technique tend vers cela. Je lui épargne les pires atrocités, mais je veux le blesser quand même.

Cela signifie-t-il qu'un écrivain doit prendre en charge les tragédies du monde, écrire sur les événements de son temps?

Je ne veux pas généraliser. C'est une question que chaque écrivain doit se poser et régler en son âme et conscience. En ce qui me concerne, je n'ai pas l'impression d'être proche d'une quelconque littérature engagée. L'écriture est une affaire privée. Je n'écris pas pour prendre parti pour quelqu'un, qu'il soit ouvrier ou roi. Ce genre-là ne m'intéresse pas et me semble toujours faux. J'écris pour assouvir le besoin de moi-même et non pour me faire le porte-parole des uns ou des autres.
(…)

Vous n'avez rien publié depuis le Nobel, en 2002 (…): à quoi travaillez-vous?


A une autobiographie. Une véritable autobiographie ! Je peux même vous annoncer qu'il y aura deux livres différents. Mais j'écris très lentement. Et j'aime préserver les silences.

Propos recueillis par François Busnel, traduits de l'allemand par Martina Wachendorff.
Lire, avril 2005

Notes :
La tétralogie de Etre sans destin comprend: Etre sans destin (1975), Le refus (1988), Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (1990) et Un autre. Chronique d'une métamorphose (1997) Actes Sud.
1. Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable, Actes Sud, 1995.

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par Laotzi Lun 15 Fév 2016 - 1:10
Cela fait quelques années que les deux auteurs réfléchissent sur cette question. Ils avaient co-animé un séminaire à l'EHESS en 2010 sur ce sujet : http://enseignements-2009.ehess.fr/2009/ue/129/

En tous les cas, je vais m'empresser de me procurer l'ouvrage. Le sujet m'intéresse fortement, et j'ai pleine confiance en Singaravélou (j'avais adoré Professer l'Empire).

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par Hocam Mar 16 Fév 2016 - 14:17
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La première version de Names on the Land de George R. Stewart date de 1945, mais j'ai entre les mains une belle réédition de 2008. C'est l'histoire des toponymes aux États-Unis. Un livre fascinant, voilà tout, qui passe de l'histoire locale à l'histoire du monde, du très superficiel au très profond. Il y a de tout dedans. Je ne saurais pas en parler intelligemment sans rentrer dans le détail.

Je paraphrase simplement un passage qui résume assez bien l'esprit du livre. Dans le chapitre « Of Ancient Glory Renewed », Stewart explique d'où vient le nom du « lac Sénèque » dans l'État de New York : une tribu iroquoise se donnait dans sa langue le nom de « people of the standing stone », un nom transcrit par Champlain sous la forme Ouentouronon ; ce nom fut repris par les Mohicans et traduit approximativement dans leur langue ; les Néerlandais arrivèrent et transcrivirent le nom mohican sous diverses formes dont Sinneken ; les Britanniques, à leur tour, arrivèrent à des noms comme Sinnegar et Sennicky, mais un Anglais nourri à la culture gréco-latine a préféré l'écrire Seneca, comme le philosophe romain, et c'est cette version si peu anglaise qui s'est imposée (« that un-English form was established »).

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par Marcel Khrouchtchev Mar 16 Fév 2016 - 14:18
Merci pour ce conseil bibliographique, j'adore ce genre de livre où l'on va du très précis au très général!
JPhMM
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par JPhMM Mar 16 Fév 2016 - 14:21
Ça donne envie, oui.
J'ai adoré consulter le

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Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
Hocam
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par Hocam Mar 16 Fév 2016 - 18:26
Oui, la toponymie a toujours quelque chose de fascinant. :study:

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par Hocam Dim 3 Avr 2016 - 18:22
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Smile

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Carnyx
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par Carnyx Dim 3 Avr 2016 - 18:33
Mais que sont donc devenues toutes ces destinations à présent méconnues ? Disparus, rayés de la carte ou encore transformés au fil du temps et des circonstances, ces lieux ont tous une histoire à raconter.
Harry Campell déterre le vieil atlas familial, fait tourner la mappemonde de notre enfance et nous transporte de pays en pays à la recherche de ces noms oubliés et pourtant inoubliables. Ce livre invente la géographie nostalgique. Il nous dévoile un monde de secrets et nous offre des révélations topographiques et mélancoliques.

Pour élucider le mystère du Tanganyika et de tant d'autres, suivez le guide, du nord au sud, de l'est à l'ouest et partez pour un tour du monde inédit !

Lectures "Histoire" à recommander - Page 10 51%2BTutyHAkL._SX317_BO1,204,203,200_

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Of all tyrannies, a tyranny sincerely exercised for the good of its victims may be the most oppressive. It would be better to live under robber barons than under omnipotent moral busybodies. The robber baron’s cruelty may sometimes sleep, his cupidity may at some point be satiated; but those who torment us for our own good will torment us without end for they do so with the approval of their own conscience.
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DerMax
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par DerMax Dim 7 Aoû 2016 - 16:13
Quand d'autres hommes peuplaient la Terre : Nouveaux regards sur nos origines (2011) Jean-Jacques Hublin
Je viens de le finir, il donne des pistes vraiment intéressantes sur une période que je n'avais étudiée que lorsque j'étais un 6ème.
Sulfolobus
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Érudit

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par Sulfolobus Lun 3 Oct 2016 - 9:57
Je ne sais pas trop si c'est le bon endroit mais je n'ose pas ouvrir un topic pour ça.

Pour une présentation scientifique, je cherche un cours texte (quelques lignes) de préférence en langue anglaise qui montre l'importance de l'épidémie de peste noire au Moyen-Âge. L'idée est de faire prendre conscience de :
- l'importance de l'épidémie à l'échelle d'une ville/d'un village
- la peur qu'une telle épidémie a pu inspirer
- l'impuissance que les gens ont pu ressentir.

Est-ce que quelqu'un a une idée de source ? Ou une idée d'où j'ai des chances de trouver ça ?

Merci à tous ceux qui voudront/pourront m'aider Very Happy
Soir
Soir
Habitué du forum

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par Soir Lun 3 Oct 2016 - 14:32
Sulfolobus a écrit:Je ne sais pas trop si c'est le bon endroit mais je n'ose pas ouvrir un topic pour ça.

Pour une présentation scientifique, je cherche un cours texte (quelques lignes) de préférence en langue anglaise qui montre l'importance de l'épidémie de peste noire au Moyen-Âge. L'idée est de faire prendre conscience de :
- l'importance de l'épidémie à l'échelle d'une ville/d'un village
- la peur qu'une telle épidémie a pu inspirer
- l'impuissance que les gens ont pu ressentir.

Est-ce que quelqu'un a une idée de source ? Ou une idée d'où j'ai des chances de trouver ça ?

Merci à tous ceux qui voudront/pourront m'aider Very Happy

ici là éventuellement pistes ici Smile
Reine Margot
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Demi-dieu

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par Reine Margot Mer 2 Nov 2016 - 22:28
Lectures "Histoire" à recommander - Page 10 1507-1

Très intéressant et vivant, autant qu'érudit, je recommande!

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