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Robin
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Jean de la Fontaine, Le Corbeau et le renard (aspects philosophiques) Empty Jean de la Fontaine, Le Corbeau et le renard (aspects philosophiques)

par Robin Ven 10 Aoû - 8:22
Maître Corbeau, sur un arbre perché,

Tenait en son bec un fromage.

Maître Renard par l'odeur alléché,

Lui tint à peu près ce langage :

"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Sans mentir, si votre ramage (1)

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le Phénix (2) des hôtes de ces bois."

A ces mots, le Corbeau ne se sent pas de joie ;

Et pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Le Renard s'en saisit, et dit : "Mon bon Monsieur,

Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute :

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute."

Le Corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Jean de La Fontaine, Le Corbeau et le Renard (1668)



1- "ramage" : chant des oiseaux, en général petits

2- "Phénix" : personne considérée comme supérieure et unique en son genre


I/ Compréhension :

1) Le corbeau possède ce que le renard convoite. Par quels arguments ce dernier va-t-il le persuader d'ouvrir son bec ? Par quel terme désigne-t-on l'ensemble des procédés qui visent à persuader quelqu'un en le flattant ?

2) Quel "pouvoir" détient ici le corbeau ?

3) Comme dans toute fable, une "leçon" se dégage. Celle-ci est donnée par le renard, mais elle n'est pas gratuite. En échange de la "leçon", qu'obtient le renard ?

4) Que signifie "vaut bien" (v.16) ? Qui fixe ici les termes de l'échange ? L'échange est-il juste ? Y a-t-il vraiment un "échange" ?

II/ Réflexion :

5) Quelles sont, selon vous, les conditions préalables qui rendent juste tout échange ?

6) Celui qui détient un pouvoir (politique, économique) ne tend-il pas à imposer ses conditions lors d'une relation d'échange ? Vous illustrerez votre réponse en faisant référence à des situations concrètes.

Éléments de réponses :

1 et 2) Le corbeau possède ce que le renard convoite : un fromage ou plutôt un morceau de fromage, mais La Fontaine ne s'embarrasse pas de vraisemblance ! Nous verrons d'ailleurs pourquoi il est important que ce fromage soit entier... Dans la nature, les renards ne s'intéressent pas aux corbeaux (et ils ne leur parlent pas non plus !). Ce sont les êtres humains qui s'intéressent les uns aux autres. Vous savez que La Fontaine ne nous parle pas vraiment du comportement des animaux, mais de celui des hommes.

La fable débute par le mot "maître" et ce n'est pas un hasard, car c'est justement de maîtrise qu'il va être question. Au début de la fable, ce n'est pas le renard qui est le "maître" de la situation, mais le corbeau ; il est doublement maître, par la situation spatiale dominante qu'il occupe ("sur un arbre perché"), inaccessible au renard. Il est le maître également dans la mesure où il possède quelque chose que le renard n'a pas et qu'il désire (il a ce dont le renard manque).

Le renard a évalué en un clin d’œil la situation ; il est en position d'infériorité par rapport au corbeau ; il s'agit de mériter le titre de "maître" ("Maître Renard") et comme il ne peut employer la force, il va employer la ruse en utilisant la fonction "pragmatique" du langage (fonction pragmatique = l'une des fonctions du langage qui consiste dans sa capacité à exercer un pouvoir sur autrui) ; on peut d'ailleurs se demander si le renard convoite seulement le fromage (un objet) que tient le corbeau, ou la maîtrise, la supériorité que lui confère la détention de l'objet.

Vous connaissez la différence entre "convaincre" : faire partager un point de vue, une thèse à autrui en s'appuyant sur des arguments rationnels et "persuader" : agir sur les émotions, les sentiments, les passions d'autrui. Les procédés qui visent à agir sur autrui à travers le langage relèvent de la rhétorique.

Le renard cherche à agir sur le corbeau en le flattant, il cherche donc plutôt à le persuader qu'à le convaincre. Ses "arguments" sont des mensonges :

"Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Sans mentir, si votre ramage

se rapporte à votre plumage,

vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois."

Chercher à persuader autrui en flattant ses passions, en l’occurrence la vanité, relève de la sophistique.

Contemporains de Platon et de Socrate (IVème siècle av. J.-C.), les sophistes apprenaient aux jeunes gens, au sein d'une civilisation dominée par le discours, à bien parler, à convaincre, à persuader, alors que les "philosophes", comme Socrate, Aristote ou Platon cherchaient avant tout la vérité et la sagesse. Les Sophistes se faisaient en outre payer leurs leçons, exactement comme le fait le renard ("cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.")

La démarche du renard se rapproche d'une technique qui s'apprend dans les Écoles de commerce: mettre le client en condition, le valoriser et ensuite lui faire prendre conscience qu'il lui manque quelque chose, en l’occurrence, en ce qui concerne le corbeau, la reconnaissance d'autrui, l'admiration du renard, qui a déjà reconnu celle de son plumage, pour la beauté de sa voix :

"Sans mentir si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois."

Et pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie."

3) La leçon de la fable : "Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute." est donnée par le renard et non par le fabuliste. Elle n'est effectivement pas gratuite, puisque le renard obtient le fromage en échange.

4) Il ne s'agit évidemment pas d'un "don" de la part du corbeau, ni d'un partage, mais s'agit-il d'un échange ? C'est le renard et non le corbeau qui fixe les termes de l'échange, alors qu'ils auraient dû être fixés d'un commun accord (mais on ne voit pas très bien comment). On ne peut donc pas dire que l'échange soit juste, ni même parler d'échange, sauf si l'on se place du point de vue cynique du renard. C'est le renard qui affirme qu'il s'agit d'un échange ("Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute"), les deux modalisateurs "bien" ("vaut bien") et "sans doute" montrent bien que le renard ne croit pas ce qu'il dit, qu'il se moque du corbeau.

D'un autre côté, on peut dire que la leçon a porté :

Le Corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus."

On peut se demander cependant dans quelle mesure le corbeau sera capable de "transposer" la leçon du renard dans une autre situation. Car on voit un corbeau renouveler la même erreur (vouloir être un autre, en l’occurrence, non un Phénix, mais un Aigle) dans une autre fable : Le Corbeau voulant imiter l'Aigle, où le corbeau perd bien plus qu'un fromage : sa liberté.

C'est de sa vanité qu'il eût fallu guérir le corbeau, c'est-à-dire du désir de "remplir" une vacuité ontologique en s'appropriant une "plénitude" imaginaire. Mais peut-être peut-on considérer que le renard l'a fait ("honteux et confus") ou a essayé de le faire et dans ce cas, le corbeau a reçu en échange du fromage les fruits amers de la désillusion.

Mais n'en déplaise à Jean-Jacques Rousseau, le premier "trompeur" n'est pas le renard, mais le corbeau. Sa situation au départ, bien en vue ("sur un arbre perché"), tenant dans son bec l'astre du jour (le fromage) qui couvre et illumine son plumage couleur de nuit, bouclé dans le circuit de l'auto-suffisance ("Voyez comme je ne manque de rien"... "Je suis le Phénix des hôtes de ces bois !", "le Roi-Soleil, c'est moi !"...) montre bien que l'intention du corbeau n'est pas de manger le fromage, mais de se montrer aux autres dans toute sa splendeur.

Mais encore faut-il qu'il en obtienne la reconnaissance, car si on ne le prend pas pour le Phénix (et le renard va satisfaire sur ce point son désir), il restera le contraire d'un oiseau rare et le fromage ne demeurera qu'un vulgaire fromage. Le vaniteux (et nous le sommes tous un peu) est intensément suggestionnable dans la mesure où son "pour soi" dépend totalement du jugement d'autrui.

Jean-Jacques Rousseau reproche à cette fable son immoralité ; elle incite, selon lui, les enfants à penser qu'ils vivent dans un monde où les relations humaines sont dominées par la lutte pour la reconnaissance, l'avidité, les conflits d'intérêt, l'hypocrisie et le mensonge et à imiter le comportement du renard :

"Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici mon second paradoxe, et ce n'est pas le moins important." (L’Émile, Livre II)

Rousseau se réfère au monde tel qu'il devrait être si les hommes établissaient des relations désintéressées (?), innocentes, d'égalité et de transparence, pour reprendre une partie du titre du livre de Jean Starobinski : Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l'obstacle (TEL, Gallimard, 1971)

Il se méfie des échanges dans lesquels il voit le commencement de l'inégalité, de la propriété et de l'exploitation du travail d'autrui. Les hommes vivaient "libres, sains et heureux" avant la division du travail et l'instauration de la propriété privée, lorsqu'ils se suffisaient à eux-mêmes, ne cherchaient pas à posséder plus qu'ils n'avaient et ne dépendaient pas les uns des autres. (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755)

La Fontaine évoque le monde tel qu'il est, un monde où les relations et les échanges entre les hommes sont opaques, asymétriques et profondément liés à des positions de possession, de pouvoir et de maîtrise.

Réponses aux questions 5 et 6 :

5) Les conditions préalables à un échange juste sont :

a) la pleine liberté, le fait de ne pas agir sous la contrainte.

b) la transparence, la bonne foi, l'absence de volonté de tromper, de dissimiler des informations importantes. Si on dissimule par exemple des vices cachés à un acheteur, l'échange n'est pas juste ; il est d'ailleurs susceptible d'être dénoncé.

c) l'égalité : Il faut que les protagonistes de l'échange jouissent de toutes leurs facultés mentales, que l'un n'abuse pas de la faiblesse de l'autre.

6) Celui qui détient un pouvoir politique et/ou économique tend effectivement à imposer ses conditions lors d'une situation d'échange.

Prenons l'exemple d'un contrat de travail : s'il y a plus de demandes que d'offres, par exemple en période de chômage, l'employeur peut être tenté d'abuser de la situation en proposant des salaires très bas eu égard aux qualifications exigées. On pourrait penser que le salarié accepte librement le contrat, alors qu'en réalité il ne peut pas faire autrement.

Il appartient à la puissance publique de faire respecter les règles d'équité juridiques et économiques. En France, des tribunaux spécialisés, les Prud'hommes, arbitrent les conflits entre employeurs et employés.

Le Corbeau et le Renard expliqué par Jean-Jacques Rousseau :

On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des vérités.

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfants, et qu'on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu'elles s'y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l'auteur semble avoir faites spécialement pour eux.

Je ne connais dans tout le recueil de la Fontaine que cinq ou six fables où brille éminemment la naïveté puérile ; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première de toutes, parce que c'est celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu'ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même l'auteur a mise par préférence à la tête de son livre. En lui supposant réellement l'objet d'être entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est assurément son chef-d’œuvre : qu'on me permette donc de la suivre et de l'examiner en peu de mots.


Le corbeau et le renard
Fable


Maître corbeau, sur un arbre perché,

Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signifie-t-il au-devant d'un nom propre ? quel sens a-t-il dans cette occasion ?

Qu'est-ce qu'un corbeau ?

Qu'est-ce qu'un arbre perché ? L'on ne dit pas sur un arbre perché, l'on dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie ; il faut dire ce que c'est que prose et que vers.

Tenait dans son bec un fromage.

Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ? Si l'enfant n'a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler ? s'il en a vu, comment concevra-t-il qu'ils tiennent un fromage à leur bec ? Faisons toujours des images d'après nature.

Maître renard, par l'odeur alléché,

Encore un maître ! mais pour celui-ci c'est à bon titre : il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que c'est qu'un renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu'il a dans les fables.

Alléché. Ce mot n'est pas usité. Il le faut expliquer ; il faut dire qu'on ne s'en sert plus qu'en vers. L'enfant demandera pourquoi l'on parle autrement en vers qu'en prose. Que lui répondrez-vous ?

Alléché par l'odeur d'un fromage ! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir beaucoup d'odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier ! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s'en laisse imposer qu'à bonnes enseignes, et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d'autrui ?

Lui tint à peu près ce langage :

Ce langage ! Les renards parlent donc ? ils parlent donc la même langue que les corbeaux ? Sage précepteur, prends garde à toi ; pèse bien ta réponse avant de la faire ; elle importe plus que tu n'as pensé.

Eh ! bonjour, monsieur le corbeau !

Monsieur ! titre que l'enfant voit tourner en dérision, même avant qu'il sache que c'est un titre d'honneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien d'autres affaires avant que d'avoir expliqué ce du.

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Cheville, redondance inutile. L'enfant, voyant répéter la même chose en d'autres termes, apprend à parler lâchement. Si vous dites que cette redondance est un art de l'auteur, qu'elle entre dans le dessein du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève.

Sans mentir, si votre ramage

Sans mentir ! on ment donc quelquefois ? Où en sera l'enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu'il ment ?

Répondait à votre plumage,

Répondait ! que signifie ce mot ? Apprenez à l'enfant à comparer des qualités aussi différentes que la voix et le plumage ; vous verrez comme il vous entendra.

Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.

Le phénix ! Qu'est-ce qu'un phénix ? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie.

Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré ! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse ? sait-il seulement, peut-il savoir ce que c'est qu'un style noble et un style bas ?

A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,

Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale.

Et, pour montrer sa belle voix,

N'oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, l'enfant doit savoir ce que c'est que la belle voix du corbeau.

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Ce vers est admirable, l'harmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert ; j'entends tomber le fromage à travers les branches : mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.

Le renard s'en saisit, et dit : Mon bon monsieur,

Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.

Apprenez que tout flatteur

Maxime générale ; nous n'y sommes plus.

Vit aux dépens de celui qui l'écoute.

Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.

Ceci s'entend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu d'enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos n'est qu'une raillerie. Que de finesse pour des enfants !

Le corbeau, honteux et confus,

Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l'enfant ce que c'est qu'un serment ?

Voilà bien des détails, bien moins cependant qu'il n'en faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune d'elles est composée. Mais qui est-ce croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse ? Nul de nous n'est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d'un enfant.

Passons maintenant à la morale.

Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'est ici mon second paradoxe, et ce n'est pas le moins important.

Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d'en faire l'application, ils en font presque toujours une contraire à l'intention de l'auteur, et qu'au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils s'affectionnent tous au renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple ; et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les montres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c'est d'ordinaire le plus brillant, l'enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s'emparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c'est une autre affaire ; alors l'enfant n'est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut enfin. La pauvre enfant s'ennuyait d'être à la chaîne, elle se sentait le cou pelé ; elle pleurait de n'être pas loup.

Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour l'enfant une leçon de la plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d'inhumanité ; celle de la troisième, une leçon d'injustice ; celle de la quatrième, une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon d'indépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n'en est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert d'objection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ; l'autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m'instruire dans vos fables ; car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il est bon pour lui d'apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu'il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.

Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, livre second
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