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Robin
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Jacques Bouveresse, Wittgenstein, La rime et la raison Empty Jacques Bouveresse, Wittgenstein, La rime et la raison

par Robin Lun 10 Sep 2012 - 17:03
Jacques Bouveresse, Wittgenstein : La rime et la raison, Les Editions de Minuit, 1973, coll. "Critique".

"Il n'y a en un sens pas de servitude plus intolérable que celle qui contraint un homme à avoir par profession une opinion dans des cas où il ne possède pas forcément le moindre titre pour cela. Et ce qui est en question ici, du point de vue de Wittgenstein, n'est pas du tout le "savoir" du philosophe, c'est-à-dire le stock de connaissances théoriques dont il dispose, mais le prix personnel qu'il a eu à payer pour ce qu'il croit pouvoir penser et dire (...) Une philosophie ne peut être en fin de compte autre chose que l'expression d'une expérience humaine exemplaire..." (J. Bouveresse, Wittgenstein, La rime et la raison, p. 74)

Bien qu'il ait peu écrit et rien publié sur des sujets tels que l'éthique et l'esthétique, Wittgenstein leur accordait une importance essentielle. Une lecture approfondie de textes comme la Conférence sur l'éthique, les Leçons et conversations sur l'éthique, La psychologie et la croyance religieuse ou les étonnantes Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer, éclaire d'un jour nouveau l'entreprise du philosophe dans son ensemble, en en faisant ressortir les tendances profondes, les présupposés fondamentaux, les partis pris, et finalement l'unité foncière.

La philosophie est, pour Wittgenstein, une anti-mythologie. Mais cela n'implique pas qu'elle doive être "scientifique". La tâche du philosophe est de lutter contre toute espèce de mythologie, qu'elle provienne de la science, de la pseudo-science, de l'anti-science ou de la philosophie. La technique philosophique originale que Wittgenstein a utilisée pour sa part met en œuvre d'exceptionnelles ressources d'imagination, d'invention et de séduction, et s'apparente finalement beaucoup plus à celle de l'esthéticien ou du critique d'art qu'à celle du savant.

" Il y a une sorte d'interaction ou de causalité réciproque entre volonté et intelligence, entre ce que le philosophe veut profondément, ce qui l'intéresse au sens le plus fort du terme (inter-esse), c'est-à-dire la réponse à la question "comment vivre ?", et ce qu'il essaie d'élucider et d’éclaircir par la réflexion. Volonté et réflexion sont inséparables. Dans les philosophies modernes ou contemporaines, cette interaction existe aussi quelquefois et l'on peut, jusqu'à un certain point, expliquer les discours philosophiques par les choix existentiels qui les motivent.

Par exemple, comme on le sait par une lettre de Wittgenstein, le Tractatus logico-philosophicus, qui se présente apparemment comme une théorie de la proposition, et qui l'est d'ailleurs effectivement, n'en est pas moins fondamentalement un livre d'éthique, dans lequel "ce qui est de l'éthique" n'est pas dit, mais montré. La théorie de la proposition est élaborée pour justifier ce silence concernant l'éthique, qui est prévu et voulu dès le début du livre. Ce qui motive le Tractatus, c'est en effet la volonté de conduire le lecteur à un certain mode de vie, une certaine attitude, qui est d'ailleurs tout à fait analogue aux options existentielles de la philosophie antique, "Vivre dans le présent", sans rien regretter ni redouter ni espérer." (Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, "Questions et perspectives", p. 411)

"En dépit de certains indices qui permettent de penser qu'il pourrait un jour devenir à la mode, écrit Jacques Bouveresse, Wittgenstein reste dans notre pays un auteur singulièrement inactuel. Il est vrai qu'après celui de rester tout à fait inconnu, le fait de devenir à la mode constitue en un certain sens l'aventure la plus fâcheuse qui puisse arriver à un grand philosophe, car l'attention réelle que l'on porte à un auteur et l'effort véritable que l'on fait pour le comprendre sont souvent en proportion inverse de l'agitation qui a lieu autour de son nom et des honneurs officiels qui lui sont décernés.

Mais dans le cas de Wittgenstein, il s'agirait de quelque chose de pire qu'une mésaventure, parce que toute sa philosophie est en un certain sens une dénonciation du phénomène de la séduction et de la mode en matière de théories ou d'idées, c'est-à-dire de tout ce qui fait qu'une certaine manière de penser et de s'exprimer s'impose à certains moments comme la seule possible ou concevable et devient pour un temps obligatoire, officielle, consacrée.

La philosophie est, de son point de vue, une entreprise purement négative : elle se réduit à une sorte de lutte permanente, et jamais assurée d'aucune victoire sûre, contre la fascination dangereuse exercée par un certain nombre de formules magiques, de formules rituelles, d'explications et de théories qui ne reposent sur rien d'autre que l'empressement du plus grand nombre à les accepter et à les défendre, bref contre toute une mythologie savante, caractéristique de nos sociétés rationalistes (...)"

"On n'a sans doute pas fini de s'interroger sur les raisons qui ont fait qu'une œuvre finalement aussi destructrice que la sienne a pu s'imposer avec une telle facilité dans un pays où la philosophie l'est en apparence si peu. Il était évidemment tentant, dans ces conditions, de s'intéresser une fois sérieusement à ce qu'il y a (toutes proportions gardées) de moins anglo-saxon dans la pensée de Wittgenstein, ce qui le rapproche parfois davantage de Nietzsche et de Heidegger que de Russel ou de Carnap, c'est-à-dire, pour une part essentielle, à des choses qu'il n'a pas vraiment dites.

C'est, d'une certaine manière, ce que nous avons essayé de faire ici, avec tous les risques de malentendu que cela comporte, et sans perdre de vue à aucun moment le fait que ce qui va être dit de l'auteur du Tractatus doit - s'il y a lieu de le dire - être dit à la fin, et non au commencement, même au titre de captatio benevolentiae."

Plan de l'ouvrage :

Avant-propos

I/ Mysticisme et logique

II/ La voie et le moyen

III/ La volonté, le destin et la grâce

IV/ La voix universelle et le discours critique

V/ Les causes, les raisons et les mythes

Ludwig Wittgenstein (né à Vienne, Autriche-Hongrie, le 26 avril 1889, mort à Cambridge, Royaume-Uni, le 29 avril 1951) est un philosophe autrichien, puis britannique, qui apporta des contributions décisives en logique, dans la théorie des fondements des mathématiques et en philosophie du langage. Il ne publia de son vivant qu'une œuvre majeure : le Tractatus logico-philosophicus, paru en 1918 à Vienne. Dans cette œuvre influencée à la fois par la lecture de Schopenhauer et de Kierkegaard, et par Frege, Moore et Russell, Wittgenstein montrait les limites du langage et de la faculté de connaître de l'homme. Il pensa alors avoir apporté une solution à tous les problèmes philosophiques auxquels il était envisageable de répondre ; il quitta l'Angleterre et se détourna de la philosophie jusqu'en 1929. À cette date, il revint à Cambridge et critiqua les principes de son premier traité. Il développa alors une nouvelle méthode philosophique et proposa une nouvelle manière d'appréhender le langage, développée dans sa seconde grande œuvre, Investigations philosophiques, publiée, comme nombre de ses travaux, à titre posthume.

Son œuvre a eu, et conserve, une influence majeure sur le courant de la philosophie analytique. Dans un premier temps, le Tractatus a influencé son ancien professeur Bertrand Russell, mais surtout les néopositivistes du Cercle de Vienne, même si Wittgenstein considérait que ceux-ci commettaient de graves contresens sur la signification de sa pensée. Les deux « époques » de sa pensée ont profondément marqué nombre de ses élèves et d'autres philosophes. Parmi les « wittgensteiniens », on compte Gilbert Ryle, Friedrich Waismann, Norman Malcolm, G.E.M. Anscombe, Rush Rhees, et Peter Geach ; et, plus récemment, son influence est sensible chez Saul Kripke, D.Z. Phillips, Stanley Cavell, James Conant ou Ian Hacking ; ainsi qu'en France chez Gilles-Gaston Granger, Jacques Bouveresse, Jean-Pierre Cometti, Vincent Descombes, Christiane Chauviré, Sandra Laugier, Jocelyn Benoist, Bernard Aspe ou Jürgen Habermas.


Jacques Bouveresse, né le 20 août 1940 à Épenoy, est un philosophe français.

Influencé par Wittgenstein, le cercle de Vienne et la philosophie analytique, il défend une position rationaliste dont le prolongement éthique est la modestie intellectuelle. Les valeurs de clarté, de précision et de mesure, qui définissent pour une part la rationalité, se traduisent, du point de vue moral, par une dénonciation satirique des abus dont peuvent se rendre coupable les milieux intellectuels en général et le milieu philosophique en particulier.

C’est dans cet esprit que Bouveresse a étudié les œuvres de Wittgenstein, Robert Musil et Karl Kraus. Ses domaines d’étude comprennent la philosophie de la connaissance, des sciences, des mathématiques, de la logique et du langage, et la philosophie de la culture.

Il est le neveu de l'Abbé Bernard Bouveresse, résistant, le cousin germain de Renée Bouveresse, philosophe et psychologue, et un cousin distant de l'Abbé Alfred Bouveresse, historien régional et toponymiste.

Il a été élu en 1995 au Collège de France, où il a intitulé sa chaire Philosophie du langage et de la connaissance. Depuis 2010, ayant atteint l'âge limite de 70 ans, il est professeur émérite de cette institution.












Hannibal
Hannibal
Habitué du forum

Jacques Bouveresse, Wittgenstein, La rime et la raison Empty Re: Jacques Bouveresse, Wittgenstein, La rime et la raison

par Hannibal Lun 17 Sep 2012 - 9:08
Lu Dire et ne rien dire, du même Bouveresse, cet été.

Passionnant.

Il s'agit en gros d'une réflexion, menée sous l'égide de Wittgenstein et de Frege, sur le statut logique des énoncés syntaxiquement corrects mais néanmoins absurdes.

Expriment-ils une pensée fausse, ou pas de pensée du tout ? Quelle différence avec des énoncés humoristiques comme le nonsense ou le mot d'esprit ?

Je recommande avec enthousiasme.





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"Quand la pierre tombe sur l'oeuf, malheur à l'oeuf.
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