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NOUVELLE - 2003 : Eric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran Empty NOUVELLE - 2003 : Eric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran

par Invité 16.04.09 22:50
À onze ans, j'ai cassé mon cochon et je suis allé voir les putes.
Mon cochon, c'était une tirelire en porcelaine vernie, couleur de vomi, avec une fente qui permettait à la pièce d'entrer mais pas de sortir. Mon père l'avait choisie, cette tirelire à sens unique, parce qu'elle correspondait à sa conception de la vie : l'argent est fait pour être gardé, pas dépensé.
Il y avait deux cents francs dans les entrailles du cochon. Quatre mois de travail.
Un matin, avant de partir au lycée, mon père m'avait dit :
- Moïse, je ne comprends pas... Il manque de l'argent... désormais tu inscriras sur le cahier de la cuisine tout ce que tu dépenses lorsque tu fais les courses.
Donc, ce n'était pas suffisant de se faire engueuler au lycée comme à la maison, de laver, d'étudier, de cuisiner, de porter les commissions, pas suffisant de vivre seul dans un grand appartement noir, vide et sans amour, d'être l'esclave plutôt que le fils d'un avocat sans affaires et sans femme, il fallait aussi que je passe pour un voleur! Puisque j'étais déjà soupçonné de voler, autant le faire.
Deux cents francs, c'était le prix d'une fille, rue de Paradis. C'était le prix de l'âge d'homme.
Les premières, elles m'ont demandé ma carte d'identité. Malgré ma voix, malgré mon poids - j'étais gros comme un sac de sucreries -, elles doutaient des seize ans que j'annonçais, elles avaient dû me voir passer et grandir, toutes ces dernières années, accroché à mon filet de légumes.
Au bout de la rue, sous le porche, il y avait une nouvelle. Elle était ronde, belle comme un dessin. Je lui ai montré mon argent. Elle a souri.
- Tu as seize ans, toi
- Ben ouais, depuis ce matin.
On est montés. J'y croyais à peine, elle avait vingt-deux ans, c'était une vieille et elle était toute pour moi. Elle m'a expliqué comment on se lavait, puis comment on devait faire l'amour…
Évidemment, je savais déjà mais je la laissais dire, pour qu'elle se sente plus à l'aise, et puis j'aimais bien sa voix, un peu boudeuse, un peu chagrinée. Tout le long, j'ai failli m'évanouir. À la fin, elle m'a caressé les cheveux, gentiment, et elle a dit :
- Il faudra revenir, et me faire un petit cadeau.
Ça a presque gâché ma joie : j'avais oublié le petit cadeau. Ça y est, j'étais un homme, j'avais été baptisé entre les cuisses d'une femme, je tenais à peine sur mes pieds tant mes jambes tremblaient encore et les ennuis commençaient : j'avais oublié le fameux petit cadeau.
Je suis rentré en courant à l'appartement, je me suis rué dans ma chambre, j'ai regardé autour de moi ce que je pouvais offrir de plus précieux, puis j'ai recouru dare-dare rue de Paradis. La fille était toujours sous le porche. Je lui ai donné mon ours en peluche. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]
C'est à peu près au même moment que j'ai connu Monsieur Ibrahim.
Monsieur Ibrahim avait toujours été vieux. Unanimement, de mémoire de Rue Bleue et de rue du Faubourg-Poissonnière, on avait toujours vu Monsieur Ibrahim dans son épicerie, de huit heures du matin au milieu de la nuit, arc-bouté entre sa caisse et les produits d'entretien, une jambe dans l'allée, l'autre sous les boîtes d'allumettes, une blouse grise sur une chemise blanche, des dents en ivoire sous une moustache sèche, et des yeux en pistache, verts et marron, plus clairs que sa peau brune tachée par la sagesse.
Car Monsieur Ibrahim, de l'avis général, passait pour un sage. Sans doute parce qu'il était depuis au moins quarante ans l'Arabe d'une rue juive. Sans doute parce qu'il souriait beaucoup et parlait peu. Sans doute parce qu'il semblait échapper à l'agitation ordinaire des mortels, surtout des mortels parisiens, ne bougeant jamais, telle une branche greffée sur son tabouret, ne rangeant jamais son étal devant qui que ce soit, et disparaissant on ne sait où entre minuit et huit heures du matin.
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