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NOUVELLE - 1963 : Italo Calvino, Marcovaldo ou les saisons en ville, Marcovaldo au supermarché Empty NOUVELLE - 1963 : Italo Calvino, Marcovaldo ou les saisons en ville, Marcovaldo au supermarché

par Invité Ven 17 Avr 2009 - 18:13
A six heures du soir, la ville tombait aux mains des consommateurs.. Durant toute la journée, le gros travail de la population était la production : elle produisait des biens de consommation . A une heure donnée, comme si on avait abaissé un interrupteur, tout le monde laissait tomber la production et, hop ! se ruait vers la consommation. Chaque jour, les vitrines illuminées avaient à peine le temps de s’épanouir en de nouveaux étalages, les rouges saucissons de pendiller, les piles d’assiettes de porcelaine de s’élever jusqu’au plafond, les coupons de tissu de déployer leurs draperies comme des queues de paons que, déjà, la foule des consommateurs faisait irruption pour démanteler, grignoter, palper, faire main basse. Une queue interminable serpentait sur tous les trottoirs, sous toutes les arcades des rues et, s’engouffrant à travers les portes vitrées des magasins, se pressait autour de tous les comptoirs, poussée par les coups de coude dans les côtes de chacun comme par d’incessants coups de piston. Consommez ! et ils tripotaient la marchandise, la remettaient en place, la reprenaient, se l’arrachaient des mains. Consommez ! et ils obligeaient les vendeuses pâlichonnes à étaler des sous-vêtements sur le comptoir. Consommez ! et les pelotes de ficelle de couleur tournaient comme des toupies, les feuilles de papier à fleurs battaient des ailes en enveloppant les achats pour en faire des petits paquets puis, en les groupant, des paquets moyens et, avec ceux-ci, des gros paquets, chacun d’eux ficelé avec un joli noeud. Et petits paquets, moyens paquets, gros paquets, portefeuilles, sacs à main tourbillonnaient autour de la caisse en un embouteillage qui n’en finissait plus ; les mains fouillaient dans les sacs pour y chercher les porte-monnaie, et les doigts fouillaient dans les porte-monnaie pour y chercher de la monnaie. Dans une forêt de jambes inconnues et de pans de pardessus et de manteaux, des enfants égarés, dont on avait lâché la main, pleuraient.
Un de ces soirs-là, Marcovaldo promenait sa famille. N’ayant pas d’argent, leur plaisir était de regarder les autres faire leurs achats ; d’autant que, l’argent, plus il circule, plus ceux qui en sont dépourvus peuvent espérer en avoir : " Tôt ou tard, se disent-ils, il finira bien par en tomber aussi un peu dans notre poche ". Pour Marcovaldo, son salaire, étant donné qu’il était aussi maigre que sa famille était nombreuse, et qu’il avait des traites et des dettes à payer, son salaire fondait aussitôt touché. De toute façon, tout cela était bien plaisant à regarder, surtout si on faisait un tour au supermarché.
Le supermarché était en libre service. Il y avait aussi des chariots, pareils à des paniers à roulettes, que chaque client poussait devant lui et remplissait avec toutes sortes de bonnes choses. Comme les autres, Marcovaldo prit un chariot en entrant, sa femme fit de même et aussi ses quatre gosses qui en prirent un chacun. Et, se suivant à la queue leu leu, poussant leur chariot devant eux entre les rayons et les comptoirs croulant sous des montagnes de denrées alimentaires, ils se montraient les saucissons et les fromages, les nommaient, comme s’ils reconnaissaient dans la foule des visages amais ou pour le moins des connaissances.
- Papa, disaient à chaque instant les gosses, on peut prendre ça ?
- Non, on y touche pas, c’est défendu, répondait Marcovaldo, se souvenant que la caissière les attendait en fin de parcours pour le paiement.
- Pourquoi, alors, que cette dame-là elle en prend ? insistaient les gosses en voyant toutes ces braves femmes qui, entrées seulement pour acheter un céleri et deux carottes, ne savaient pas résister devant une pyramide de pots et de boîtes et toc ! toc ! toc ! d’un geste machinal, mi-résigné, faisaient tomber et tambouriner dans le chariot des boîtes de tomates pelées, des pêches au sirop, des anchois à l’huile.
Bref, si votre chariot est vide et que les autres sont pleins, vous pouvez tenir jusqu'à un certain point, puis l’envie vous submerge, et les regrets, et vous ne résistez plus. Alors Marcovaldo , après avoir recommandé à sa femme et aux gosses de ne toucher à rien, tourna rapidement au coin d’une allée, disparut aux yeux de sa famille et, prenant sur un rayon une boîte de dattes, la déposa dans son chariot. Il voulait seulement s’offrir le plaisir de la balader durant dix minutes, de montrer , lui aussi, ses achats comme les autres, puis la remettre là où il l’avait prise. Cette boîte de dattes, et aussi une bouteille rouge de sauce piquante, un paquet de café et des spaghetti sous cellophane bleu. Marcovaldo était sûr qu’en opérant avec adresse, il pouvait , au moins pour un quart d’heure, éprouvzer le plaisir de celui qui sait choisir le produit le meilleur sans devoir payer un sou. Mais, gare ! si les gosses le voyaient ! Ils se seraient mis tout de suite à l’imiter, et qui sait quelle pagaille ça aurait fait !
Marcovaldo cherchait à les semer, courant en zigzag d’un rayon à l’autre, suivant tantôt des bonniches affairées, tantôt des dames en fourrure. Et chaque fois que l’une ou l’autre tendait la main pour prendre un potiron jaune et odorant ou une boîte de crème de gruyère, il faisait de même. Les haut-parleurs diffusaient des musiquettes gaies. Les clients marchaient ou s’arrêtaient en suivant le rythme et, au moment voulu, tendaient le bras, prenaient quelque chose et le déposaient dans leur chariot, le tout au son de la musique.
Maintenant le chariot de Marcovaldo était bourré de marchandises ; ses pas le portaient vers des rayons moins fréquentés ; il y avait là des produits aux noms de moins en moins déchiffrables, dans des boîtes avec des dessins dont on ne comprenait pas très bien s’ils voulaient dire qu’il s’agissait d’engrais pour la laitue, ou de semence de laitue, ou de laitue proprement dite, ou de poison pour les chenilles de la laitue, ou de pâté pour attirer les oiseaux qui mangent ces chenilles, ou bien d’assaisonnement pour la salade, ou d’épices pour lesdits oiseaux en brochette. De toute façon, Marcovaldo en prit deux ou trois boîtes.
Il progressait maintenant entre deux hautes haies de rayons. Brusquement, l’allée s’interrompait, et il y avait devant lui un long espace vide et désert éclairé par des tubes au néon qui faisaient étinceler le carrelage. Marcovaldo était là, tout seul, avec son chariot de marchandises ; et, au fond de cet espace vide, il y avait la sortie et la caisse.
Son premier mouvement fut de foncer tête baissée en poussant son chariot devant lui comme un char d’assaut, et de s’échapper du supermarché avec son butin avant que la caissière pût donner l’alarme. Mais au même moment, un chariot bien plus chargé que le sien déboucha d’une allée voisine, et c’était sa femme Domitilla qui le poussait. Un autre déboucha d’un autre côté, et Filippetto le poussait de toutes ses forces. C’était là un endroit où aboutissaient les allées de nombreux rayons, et de plusieurs d’entre elles surgissaient l’un ou l’autre des gosses de Marcovaldo, tous poussaient des chariots aussi chargés que des navires de commerce. Toute le famille avait eu la même idée et, maintenant, en se retrouvant, toute la famille s’apercevait qu’elle avait rassemblé un échantillonnage complet des disponibilités du supermarché.
- Papa, on est riche alors ? demanda Michelino. On va avoir de quoi manger pour un an, dis ?*
- Fichez le camp ! vite ! Eloignez-vous de la caisse ! s’exclama Marcovaldo en faisant demi-tour et en se cachant, lui et ses denrées, derrière les rayons ; puis il fonça, plié en deux comme sous un tir ennemi, pour s’aller perdre dans les rayons. Un grondement s’entendait derrière lui ; il se retourna et vit toute sa famille qui, poussant ses chariots comme les wagons d’un train, galopait sur ses talons.
- Y vont sûrement nous dire qu’y en a pour un million !
Le supermarché était grand et aussi enchevâtré qu’un labyrinthe : on pouvait y tourner durant des heures et des heures. Avec toutes ces denrées à leur disposition, Marcovaldo et sa famille auraient pu y passer tout l’hiver sans sortir. Mais, déjà , les haut-parleurs avaient interrompu leur musiquette et disaient :
- Attention ! Le magasin ferme dans un quart d’heure ! Vous êtes priés de vous rendre rapidement à la caisse !
Il était temps de se débarrasser du chargement : maintenant ou jamais. Au rappel des haut-parleurs, la foule des clients avait été prise d’une folie frénétique, comme s’il s’agissait des dernières minutes du dernier supermarché du monde entier, une précipitation dont on ne comprenait pas si elle visait à prendre tout ce qui se trouvait là ou au contraire à tout laisser ; bref, une bousculade inouïe autour des comptoirs et des rayons, et dont Marcovaldo, Domitilla et les gosses profitaient pour remettre la marchandise en place ou la faire glisser dans les chariots d’autres personnes. Tout cela se faisait un peu au petit bonheur la chance : le papier tue-mouches au rayon des jambons, un chou pommé avec les gâteaux. Une dame poussait une voiture d’enfant où se trouvait un nouveau-né : ils la prirent pour un chariot et y fourrèrent une fiasque de barbera.
Se séparer de toutes ces bonnes choses sans même les avoir goûtées leur fendait le cœur. De sorte que, si, au moment où ils abandonnaient un tube de mayonnaise, un régime de bananes leur tombait sous la main, ils le prenaient, ou bien un poulet rôti au lieu d’une grande brosse en nylon : avec ce système-là, plus leurs chariots se vidaient, plus ils recommençaient à les remplir.
La famille, avec ses provisions, montait et descendait par les escalators et, à chaque étage, de quelque côté qu’elle se tournât, elle se trouvait devant des passages obligatoires au bout desquels une caissière pointait une caisse-comptable crépitante comme une mitrailleuse contre tous ceux qui faisaient mine de sortir. Le va-et-vient de Marcovaldo et de sa famille ressemblait de plus en plus à celui de bêtes en cage ou de prisonniers enfermés dans une étincelante prison aux murs faits de panneaux de couleur.
En un point, les panneaux étaient démontés, et il y avait là une échelle, des marteaux et des outils de charpentier et de maçon. On travaillait apparemment à agrandir le supermarché. La journée finie, les ouvriers s’en étaient allés, laissant tout sur place. Marcovaldo, poussant ses provisions devant lui, passa par un trou du mur. De l’autre côté, c’était le noir ; il avança et sa famille suivit avec les chariots.
Leurs roues caoutchoutées tressautaient sur un sol dépavé, parfois sablonneux, puis sur un chemin de planches disjointes. Marcovaldo avançait en équilibre sur l’une d’elles, les autres suivaient toujours. Brusquement, ils virent devant eux, derrière eux, au-dessus d’eux et sous eux d’innombrables lumières disséminées dans le lointain et, tout autour, le vide.
Ils se trouvaient sur la plate-forme d’un échafaudage de bois, à la hauteur d’une maison de sept étages. La ville s’ouvrait sous eux dans un étincellement de fenêtres éclairées, d’enseignes lumineuses et d’éclairs électriques des trams. Plus haut, un ciel scintillant d’étoiles et les petites lumières rouges des antennes des stations de radio. L’échafaudage tremblait sous le poids de toute cette marchandise en équilibre instable, tout là-haut.
- J’ai peur, dit Michelino.
Une ombre s’approcha, sortant du noir. C’était une énorme bouche sans dents qui s’ouvrait , se penchant au bout d’un long cou métallique : une grue. Elle s’abaissait vers eux, s’arrêtait à leur hauteur, sa mâchoire inférieure contre le bord de l’échafaudage. Marcovaldo pencha le chariot, fit tomber la marchandise dans la gueule de fer, et passa. Domitilla fit de même. Les gosses imitèrent leurs parents. La grue referma sa gueule sur la totalité du butin du supermarché et se redressant, avec un grincement, ramena son cou en arrière, s’éloigna. En bas, s’allumaient et tournoyaient les publicités lumineuses multicolores qui invitaient à acheter les produits en vente au grand supermarché.
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