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Claude Lévi-Strauss, Qui est barbare ? (Y a-t-il des civilisations "supérieures" ?) Empty Claude Lévi-Strauss, Qui est barbare ? (Y a-t-il des civilisations "supérieures" ?)

par Robin Ven 10 Aoû 2012 - 12:01
L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. "Habitudes de sauvages cela n'est pas de chez nous ", " on ne devrait pas permettre cela ", etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens.

Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire " de la forêt ", évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. [...] Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique.

Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d'autres formes) : c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou " barbares " de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie.

Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire (1961)

I/ compréhension

1°) Quelle est l'origine du mot "barbare" ? Que nous apprend cette étymologie ?

"barbare" : "il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposés à la valeur signifiante du langage humain."

barbare (du grec barbaros) : qui ne parle pas un langage humain

Les Grecs avaient tendance à considérer que ceux qui ne parlaient pas grec n'étaient pas vraiment des hommes. Mais cette tendance n'est pas propre aux Grecs ; selon Claude Lévi-Strauss, elle est universelle, "elle tend à réapparaître en chacun de nous." (on parle "d'ethnocentrisme"). Nous avons du mal à nous "décentrer", à accepter les cultures différentes de la nôtre.

Note : Eschyle, Platon, Thucydide, Hérodote ne doutaient point que les Égyptiens ou les Perses fussent des hommes et qu'ils eussent développé un haut degré de civilisation ; il n'affirmaient pas la supériorité de la civilisation ou même de la langue grecque, mais de ses institutions et des ses Lois.

2°) Le mot "sauvage" provient du latin selva, qui désigne la forêt. En quoi les mots sauvages et barbare sont-ils proches ?

Barbare — et le concept de barbarie qui lui est attaché — n'ont pas eu, de tout temps, une connotation péjorative. Le terme « barbare » est appliqué par les Grecs à tout peuple qui ne parle pas leur langue. Il a été ensuite utilisé par les Romains pour nommer tous les peuples qui se trouvent à l'extérieur du limes, dans le Barbaricum, la « terre des Barbares ». Il faudra attendre les invasions de l'empire romain pour que le terme devienne péjoratif.

Aujourd'hui, ce terme peut traduire à la fois le mépris pour l’autre, l’étranger, ainsi que la crainte qu’il inspire. Cependant, pour Thucydide, il possède aussi un sens technique : celui des valeurs locales opposées aux valeurs supposées universelles du civilisé, par exemple l'intérêt du clan avant la justice générale.

Michel de Montaigne, qui vécut l’époque « barbare » des guerres de religion de la fin du XVIème siècle, exprime bien le premier sentiment lorsqu'il écrit dans ses Essais : "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage".

Sauvage : Comme « barbare », l'adjectif sauvage constitue un antonyme de civilisé. Le sauvage est étymologiquement celui qui habite la forêt (silva en latin). Il est censé marquer la frontière entre l'humanité et l'animalité. On se demandait encore au XVIIIème siècle si certains grands singes n'étaient pas des humains à l'état sauvage. L'orang outan est étymologiquement "l'homme de la forêt" en malais.

Les mots "sauvages", de selva, forêt, qui vit dans la forêt et "barbare" (barbaros), qui ne parle pas la même langue, qui a des coutumes différentes, se rattachent à la même idée, au même préjugé : le sauvage et le barbare ne sont pas vraiment des êtres humains, ils ne relèvent pas pleinement de la culture.

3°) "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie". Pourquoi un tel paradoxe détruit-il l'idée même de "barbarie" ?

L'idée de barbarie n'est pas un concept fondé en raison, mais une opinion subjective, un préjugé, une affaire de croyance et non le fruit d'une réflexion. Claude Lévi-Strauss donne l'exemple tragi-comique des indigènes qui s'employaient à immerger les cadavres des européens pour vérifier si leur corps était sujet à la putréfaction.

Ils doutaient que les Européens fussent des hommes comme eux, ils se demandaient s'ils n'étaient pas des dieux. Lorsque les Européens envoyèrent des commission d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ils se conduisirent exactement de la même manière que les indigènes, c'est-à-dire comme ceux qu'ils considéraient comme des "barbares". Si le barbare est celui qui croit à la barbarie, la barbarie est le fait de ceux qui jugent et non ce ceux qui sont l'objet de ce jugement.

Un autre point de vue : Raymond Aron dans A propos de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Le paradoxe du Même et de l'Autre, critique le "relativisme culturel" de Lévi-Strauss. Pour Raymond Aron, toutes les cultures ne se valent pas. Raymond Aron affirme qu'il y a des valeurs universelles, ainsi que des hiérarchies. Par exemple une société libre est "supérieure" à une société totalitaire et un concerto de Mozart au dernier tube de Sexion d'Assaut.

Le paradoxe dont parle Raymond Aron à propos de Lévi-Strauss réside dans le fait que l'affirmation de l'universalité de la relativité des cultures suppose l'universalité de la culture au sein de laquelle on pose cette affirmation. Il s'agit donc, pour lui, d'une contradiction, voire d'un sophisme (raisonnement spécieux).

"Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie." : si l'anthropologue admet la supériorité de ceux qui affirment comme lui-même l'humanité de toutes les cultures sur ceux qui la refusent, alors il se pose comme le civilisé par excellence, les autres étant rejetés dans la sauvagerie ou la barbarie ou disons simplement dans l'idiotisme culturel (Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure, Essai sur l'immonde moderne, Presses universitaires de France, p. 241)

Si le barbare est celui qui croit à la barbarie, il est impossible de poser un jugement éthique, toutes les conduites se valent, toutes les cultures, dans toutes leurs manifestations ont la même dignité et la même valeur - on doit admettre par exemple le cannibalisme, les sacrifices humains, l'esclavage, l'excision, le voile intégral, et tout ce que, au sein de notre propre culture, nous considérons comme "barbare" ou 'inhumain" ou dont on nous fait remarquer l'inhumanité.

L'affirmation de Lévi-Strauss ne saurait donc s'appliquer sans discernement, sauf à ruiner toute possibilité de fonder une éthique et un droit universel. "Le barbare est celui qui croit à la barbarie." ne pourrait-on dire, a contrario, que l'homme est celui qui croit à l'humanité ?

4°) Précisez le sens du mot "culture" dans ce texte.

Le mot "culture" signifie ici le mode de vie, les croyances, le langage, les formes esthétiques, l'organisation sociale, les structures de parenté, les coutumes, différentes d'une société à l'autre... Tout ce qui relève de l'ordre du symbolique.

Réflexion :

5°) peut-on dire qu'il existe des peuples civilisés et d'autres pas ? Précisez les sens possibles du mot "civilisation".

Tout dépend de la définition que l'on donne au mot "culture" et au mot "civilisation". Si, comme on le fait habituellement, on donne à ces deux mots le même sens (cf. ci-dessus), alors la réponse à cette question est non.

Claude Lévi-Strauss établit cependant une distinction entre culture et civilisation : il y a, selon lui, deux sortes de sociétés, les sociétés "froides", dont le fonctionnement ressemble à celle des horloges et les sociétés "chaudes" qui s'apparentent plutôt à des machines à vapeur. Les sociétés froides (les sociétés primitives ou premières) ont une culture, mais n'ont pas vraiment d'Histoire (ce qui ne veut pas dire qu'elles n'ont pas de passé).

Tout se passe comme si elles cherchaient à se reproduire à l'identique, de génération en génération, à éviter tout changement dans les techniques, les modes de vie, les échanges matrimoniaux, la répartition du pouvoir (les décisions doivent être prises à l'unanimité et le "chef" ne joue qu'un rôle symbolique)

Les "sociétés froides" ont tendance à disparaître, à être absorbées ou détruites par les "sociétés chaudes". Lévi-Strauss déplorait ce phénomène, lié à l'uniformisation du monde.

L'idée de civilisation implique l'idée d'un haut degré de développement scientifique, technique, économique, l'existence d'organisations complexes, de classes sociales différenciées, de larges groupes humains organisés en nations et en États.

La civilisation, explique Claude Lévi-Strauss tend vers "l'entropie", du grec "entropia", retour en arrière. Lévi-Strauss emprunte ce mot à la deuxième Loi de la thermodynamique ou "principe de Carnot" concernant l’irréversibilité des phénomènes physiques : l'entropie est une fonction définissant l'état de désordre d'un système, croissante lorsque celui-ci évolue vers un autre état de désordre accru : la surpopulation, les conflits socio-économiques, les conflits armés, la course aux armements, l'exploitation, la surconsommation, le gaspillage, la destruction des équilibres naturels...

Claude Lévi-Strauss attribue à la culture un rôle de régulation de l'entropie croissante engendrée par le développement de la civilisation. Il entend par culture la spiritualité, l’éthique, la philosophie, l'art et la politique au sens que ce mot avait pour les Grecs : l'organisation de la Cité en vue du bien commun. (voir les Entretiens sur France-Culture avec Georges Charbonnier, 1963 et le Cours inaugural au Collège de France)

6°) Dans l'Histoire récente, des hommes ont considéré que certains peuples n'étaient pas civilisés. Quelles en furent les conséquences ?

On peut penser aux peuples d'Amérique centrale, placés sous la domination portugaise et espagnole (massacres, conversions forcées, exploitation), aux tribus Indiennes d'Amérique du nord, parquées dans des réserves et, plus récemment, au colonialisme en Afrique, en l'Indochine, en Inde.

L'idéologie colonialiste, l'idée que l'on a le droit d'envahir un peuple, parce qu'on lui "apporte la civilisation", servit à justifier la domination de ces peuples et l'exploitation de leurs richesses. On peut penser aussi au racisme, à la ségrégation raciale, à l'apartheid en Afrique du Sud, à l'esclavage, au fait d'imposer nos modes de vie à des cultures différentes des nôtres, au risque de détruire ces cultures. (les Inuits par exemple).

Parmi les exemple les plus tragiques, on pense à la persécution des Juifs et des Tziganes et aux exécutions sommaires de soldats français d'Afrique noire au début de la deuxième guerre mondiale. L'idéologie de la supériorité d'une culture sur une autre ou l'idée que l'autre ne serait pas civilisé, qu'il ne serait pas un être humain, mais un "sous-homme", peut conduire au génocide.

Ces critiques justifiées exigent cependant quelques nuances et si le colonialisme est condamnable, les échanges entre l'occident et les autres civilisations n'ont pas toujours et partout été radicalement destructrices et négatives, comme en témoigne Lévi-Strauss lui-même dont le travail d'ethnologue a permis de mieux comprendre et de mieux respecter les cultures "premières".

Ce dernier admet que certaines "valeurs" occidentales ont une valeur universelle : les droits de l'homme, la démocratie, le respect de la dignité de la femme, l'instruction, la médecine, l'éradication des maladies endémiques telles que la tuberculose, le paludisme ou le SIDA.

Claude Lévi-Strauss admet aussi que les "occidentaux" ont le droit d'avoir un mode de vie, une culture, une "vision du monde", des valeurs qui leur sont propres.




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