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Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.  Empty Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.

par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 17:57
En complément à l'interview parue dans Libération (édition du 11 juillet 2013), voici les réponses adressées à Clément Ghys pour son article.

Comment définiriez-vous la part qu'ont laissée Apostrophes et Bouillon de Culture dans "l'inconscient" collectif français? Quels signes s'associent-ils instantanément à l'évocation de l'émission ?


Ces deux programmes emblématiques de la télévision française (Apostrophes a été diffusée par Antenne 2 entre 1975 et 1990 chaque vendredi soir à 21 h 40, Bouillon de culture l'a été chaque semaine à 23 h 00 à des jours différents entre 1991 et 2001 sur Antenne 2 puis sur France 2) ont parachevé et clos le mythe de la "nation littéraire" (Priscilla Parkhurst Clark) dont le petit écran constituerait l'archétype, le grand écrivain le commensal enthousiaste, le citoyen le spectateur éclairé. Cette vision irénique du "salon littéraire" apostrophien s'apprécie à la lumière d'une médiation littéraire cathodique contemporaine éclatée, morcelée et abandonnée par le grand public : l'atonie et la rareté (malgré leur qualité intrinsèque) des émissions littéraires contrastent avec l'éclat et le prestige qu'Apostrophes et son présentateur, Bernard Pivot, surent susciter. A l'heure où les mots de minuit disparaissent, où la Grande Librairie, proposée à 20 h 45 par France 5 recueille une audience souvent en deça des 500 000 téléspectateurs, Apostrophes apparaît comme l'hyperbole et la métonymie de l'émission littéraire, aidée en cela par l'habileté consommée de Bernard Pivot sinon par le salon littéraire qu'elle a composée avec soin. En effet, ce rendez-vous régulier proposait à ses fidèles un rituel quasi immuable : le "Bonsoir à tous" suivi de quelques mots sur le thème choisi par Bernard Pivot, le générique (Concerto pour piano n°1 de Rachmaninov), la présentation ès qualités des invités, l’incrustation du visage de l’auteur dans le plan de couverture du livre au début de chaque entretien en tête-à-tête avec l'auteur, la présentation finale d'une kyrielle d'ouvrages notables et le passage de témoin au Ciné-club présenté par Claude-Jean Philippe scandaient chaque Apostrophes. Quelques émissions parmi les 724 d'Apostrophes se distinguent dans le kaléidoscope des souvenirs : les Nouveaux intellectuels, les Nouveaux historiens, Charles Bukowski, Vladimir Jankélévitch, la colère de Simon Leys face à Maria-Antonietta Macchiochi, Marc-Edouard Nabe... Les 407 émissions de Bouillon de culture, malgré d'ingénieuses ritournelles (tel le questionnaire auquel Bernard Pivot soumettait chaque invité à la fin de l'entretien) n'ont pas connu la même fortune ni le même prestige. Surplombant cette Olympe, Bernard Pivot, créateur des fameuses "Dictées", s'est vu reconnaître la dignité nécessaire au "contrôleur général de la langue française", titre que Télérama et France 2 lui attribuèrent avec malice, démentis avec malice par l'intéressé en direct le 3 avril 1987 :  « Bonsoir à tous. D’abord, une précision. Non, je n’ai pas été nommé en Conseil des ministres Contrôleur général de la langue française. C’était une jolie farce du 1er avril inventée par Télérama et relayée par Antenne 2 et moi-même que M. Léotard [alors ministre de la Culture du Gouvernement Chirac] m’avait nommé Monsieur Langue…. Mais je remercie tous ceux qui, très spontanément, m’ont envoyé des lettres de félicitations. Ils m’ont même proposé leur aide. C’était le 1er avril ». La mémoire d'Apostrophes et, dans une moindre mesure, de Bouillon de culture s'est substituée à celle des pionniers de la médiation littéraire télévisée  (Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes, Max-Pol Fouchet, Claude Santelli) soucieux d'instruire le téléspectateur dans le respect de l'oeuvre et de l'auteur mais aussi d'inscrire ce dernier dans un dispositif propre à le mettre en valeur comme à leurs héritiers infortunés (Michel Polac et Marc Gilbert).
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 18:03
Dans le climat des années 70, comment expliquez-vous l'apparition du phénomène Apostrophes ?

Le succès fulgurant d'Apostrophes dès sa prime jeunesse (elle naît le 10 janvier 1975) interroge l'historien tout comme les professionnels du livre et de la télévision et leur impose recul, mesure et humilité. Recul diachronique: Bernard Pivot, producteur de télévision néophyte d'Ouvrez les Guillemets, "magazine des livres et des idées" diffusée à partir du 2 avril 1973 par la 1ère chaîne, bénéficie pourtant de la confiance de sa directrice, Jacqueline Baudrier, attire un public supérieur à celui de ses homologues menées par des médiateurs chevronnés, se révèle un observateur avisé des inflexions connues par la médiation littéraire du petit écran depuis 1968 (i.e la disparition de Lectures pour tous, la fondatrice) doublé d'un protagoniste habile à lisser le cours tumultueux des relations entre l'audiovisuel public et l'autorité de tutelle. Censuré par deux fois à Bibliothèque de poche (1966-1970) puis à Post-scriptum (1970-1971), Michel Polac élabore avec cette dernière, une émission de plateau, ouverte sur les débats de la Cité (autour d'une thématique unique définie à l'avance) et détachée de la stricte observance de thématiques littéraires, où circulent, en direct, la parole et la caméra, sous l'égide du meneur de jeu. Pressenti en tant que chroniqueur, Bernard Pivot n'a que le loisir d'observer le naufrage de ce premier magazine littéraire, à la suite d'un débat houleux dédié à l'inceste dans la littérature. Marc Gilbert, producteur d'Italiques (1971-1974) reprend les canons du talk-show à l'américaine (convier sur un même plateau des invités hétérogènes afin de favoriser la profusion des sujets abordés) mais se heurte bientôt à l'aplomb de Bernard Pivot à Ouvrez les Guillemets. Le démantèlement de l'ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) à la fin de l'année 1974 au profit de nouvelles sociétés de programmes (TF1, Antenne 2, France 3, TDF, INA, SFP) met à bas toutes les émissions littéraires, amène Bernard Pivot à appréhender les ressorts du succès télévisuel : soutien de la direction de chaîne, adhésion populaire, place de choix dans la grille des programmes, formule adéquate. Mesure programmatique : pensée à l'origine comme la plus "a-littéraire" des émissions littéraires, Apostrophes s'inscrit dans une politique du livre déclinée dans la grille des programmes par Antenne 2, avec l'assentiment de Marcel Jullian, son nouveau PDG (qu'il a connu en tant que PDG de Plon, l'éditeur du Général de Gaulle) à partir de janvier 1975. Trois émissions aux périodicités différentes présentées par Bernard Pivot s'y juxtaposent : Le livre du jour, quotidien, en brosse en dix minutes, à 18 h 50 le résumé alerte, Le livre de la semaine, rubrique du Journal télévisé proposée chaque lundi à 20 h 29, suit le même principe, Apostrophes forme le vaisseau-amiral diffusé chaque vendredi à 21 h 40, après le film, annoncé par une brève incise de Bernard Pivot en personne à la fin du Journal télévisé, ses 70-80 minutes laissant la part belle au débat contradictoire, aux aléas du direct, aux débats de société sous la conduite vigilante et alerte de Bernard Pivot, intronisé meneur de jeu, se défiant à l'origine des thématiques littéraires. Elle tire parti des réseaux professionnels et des relations d'amitié nouées par Bernard Pivot entre 1958 à 1974, lorsqu'il était chroniqueur littéraire du Figaro, rédacteur en chef du Figaro littéraire puis au Figaro : sa connaissance intime du tout-Paris littéraire l'autorisant à des "coups médiatiques", telle l'invitation  à Apostrophes d'hôtes réfractaires au petit écran (Vladimir Nabokov), inédits et prestigieux en France (Alexandre Soljenitsyne), sa vision d'ensemble de la médiation littéraire le conduisant à créer, avec l'appui de Jean-Louis Servan Schreiber le magazine Lire à la rentrée littéraire 1975, le partenariat implicite entre Lire et Apostrophes les confortant mutuellement et prenant acte du déclin de la presse littéraire. Humilité explicative : la longévité d'une formule recèle sa part d'irrationnel. Issue d'un paysage audiovisuel composé de 3 chaînes de télévision, aux horaires de programmation comptés, Apostrophes distille, dans ses premières années un équilibre subtil entre sommaires antagoniques et d'autres plus recherchés, qui, interrogeant la sexualité des hommes puis celle des femmes (avec l'opposition attendue entre thuriféraires et contempteurs du féminisme), qui, se pliant à la mimique d'un Vladimir Nabokov, lisant ses notes, caché derrière une montagne de livres. La souplesse et l'intelligence du dispositif, pensé pour le débat idéologique fondent en partie le succès d'Apostrophes sise à un carrefour, celui où les effluves intellectuelles de mai 68 s'effacent devant leur mise en question (par le truchement de l'antitotalitarisme entre autres), témoin la fortune éditoriale connue par les Nouveaux Philosophes...
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 18:04
Comment décririez-vous "l'effet Pivot" sur le monde de l'édition (ventes etc.) ?

"L'effet Pivot" en recouvre trois : la hiérarchie par l'audience (entre 1 et 3,5 millions de téléspectateurs dès les 1ères semaines, entre 2,5 et 5 millions de téléspectateurs à son apogée en 1983, Antenne 2 devenant la chaîne la plus regardée) puisqu'elle terrasse ses rivales, la réalité commerciale éditoriale qui constitue le coeur de notre propos, le vecteur de la diplomatie culturelle à l'étranger car Apostrophes fut appréciée et retransmise dans et hors du monde francophone. Son observation requiert de bien séparer ce qui découle ses manifestations espérées et le processus qui y conduit : "rite d'institution" (Bourdieu) intronisant ceux qui s'y sont soumis et reléguant ceux qui n'y ont pas été conviés et "rite d'interaction" (Goffman), Apostrophes offre aux impétrants comme à leurs éditeurs la perspective d'une notoriété accrue rehaussée, attestée par une augmentation brusque (quasi-simultanée) des ventes relatives à l'ouvrage présenté à cette occasion au cours d'une prestation télévisuelle devancée, accompagnée, prolongée par une intense campagne promotionnelle tous azimuts. Edouard Brasey remarque fort à propos qu'une écrasante majorité des best-sellers entre 1975 et 1987 sont passés à Apostrophes. Parmi les exemples les plus fameux, Montaillou, village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie, La barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy, La Billebaude d'Henri Vincenot, le Je-ne-sais -quoi et le Presque-rien de Vladimir Jankélévitch, Le choix de Sophie de William Styron retiennent l'attention en vertu de leur caractère hétérogène. Néanmoins, ni la concentration des moyens de promotion médiatiques (les sommaires redondants entre Lire et Apostrophes), éditoriaux (campagne de publicité dans la presse écrite, présentation privilégiée dans les libraires - les "rayons Apostrophes"-), ni la pré-sélection des "apostrophables" par les éditeurs (voire leur audition préalable afin de déterminer leur aisance supposée au Grand Oral et de décider l'envoi ou non de bonnes feuilles ou du tapuscrit à Bernard Pivot) n'offrent pas de garantie absolue. De nombreux ouvrages défendus par les apostrophés n'obtiennent pas le sésame commercial escompté (lequel se concentre sur un ou deux participants par émission au maximum, de préférence lors de leur première parution sur le plateau). Il reste ainsi difficile de démêler "l'effet Pivot" proprement dit de ses effets collatéraux (augmentation des ventes d'un ouvrage déjà promis à une belle carrière éditoriale) d'autant plus qu' il s'avère déconnecté es pratiques culturelles des Français (qui lisent moins entre 1973 et 1989). L'économie éditoriale a accru sa dépendance envers Apostrophes mais Apostrophes lui était-elle indispensable ?  Apostrophes ne découvre pas d'auteur au sens strict du terme mais révèle leur aptitude cathodique au grand public au travers d'un dispositif redoutable : en direct, ayant pris le soin de lire les ouvrages de ses coadjuteurs, affichant une physionomie agréable - surtout lors de la présentation ès qualités de sa personne à laquelle il assiste sans mot dire -, l'apostrophé devra répondre aux questions de son hôte, ses fiches cartonnées en main, avec un naturel de circonstance enclin à convaincre le téléspectateur qu'il est digne de figurer dans leur univers domestique (au travers de leur poste de télévision d'abord, par le truchement de l'ouvrage qu'il publie ensuite), rebondir avec le sourire sur les propos plus ou moins affables de ses homologues. Ce salon littéraire aux accents agonistiques lui impose de ne "perdre pas la face" et appelle des retours fréquents, consacrant des souverainetés médiatiques éphémères (à l'instar des "Nouveaux philosophes") quand l'émission mixte imprime une aura de respectabilité grâce à des figures de la République des Lettres ou des clercs (Vladimir Jankélévitch entre autres). Le Grand Entretien, enregistré à domicile et diffusé en différé, honore de rares initiés (Claude Lévi-Strauss, Julien Green, Georges Dumézil). La verve d'Emmanuel Le Roy Ladurie, la répartie sans faille de Bernard-Henri Lévy, la faconde d'Henri Vincenot leur permettent quelquefois de passer sans encombre cette épreuve là où Maria-Antonietta Macchiocchi ploie sous les saillies de Simon Leys. A tous, Apostrophes qui couronne le système de médiation littéraire, impose un fort aléa médiatique.


Dernière édition par PaoloSarpi le Jeu 15 Aoû 2013 - 20:05, édité 3 fois
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 18:05
Pensez-vous qu'Apostrophes a donné naissance à une nouvelle figure médiatique: l'écrivain, parfois déconnecté de son travail lui-même ?

L'analyse dépeint un tableau plus complexe : Apostrophes consacre le mythe d'intentionnalité de l'auteur au terme d'une lente et longue évolution de la médiation littéraire où il a été progressivement supplanté par son médiateur. La priorité accordée au versant biographique au sein des questions adressées à ses invités par Bernard Pivot, de leur présentation ès qualités en début d'émissions, du plan d'inscrustation du visage de l'auteur dans la couverture de l'ouvrage récurrent au cours de l'entretien en tête -à-tête renforce l'idée d'une fongibilité de l'oeuvre dans l'homme et par là-même Sainte Beuve au détriment de Marcel Proust puis, un demi-siècle plus tard des structuralistes annonçant la "mort de l'auteur" (Michel Foucault et Roland Barthes). Une telle inflexion s'apprécie à l'aune de la professionnalisation de l'écrivain sur une période bien plus longue que l'histoire de l'émission littéraire télévisée dont Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet jettent les premiers jalons avec Lectures pour tous en 1953. "L'invention de l'écrivain" (Viala) au XVIIe siècle en tant que personnage institutionnel placé sous le régime du patronage (création de l'Académie française) puis son "sacre" (Bénichou) en tant que personnage public (naissance du droit d'auteur) au XVIIIe siècle devancent l'apparition de l'éditeur au XIXe siècle et surtout la professionnalisation de l'écrivain au XXe siècle concrétisée par la montée en puissance des prix littéraires (Goncourt, Fémina, Renaudot, Médicis, Interallié) en tant qu'instance de légitimation au grand dam de Julien Gracq, auteur de l'opuscule rageur La littérature à l'estomac. Roland Barthes a beau jeu de brocarder dans Mythologies "l'écrivain en vacances" ou l'immixtion de la vie privée de l'écrivain dans le domaine public, au moment où Françoise Sagan, âgée de 17 ans, connaît un succès éditorial remarqué avec Bonjour tristesse publié chez Julliard. La montée en puissance du fait-divers littéraire précède de quinze ans l'éviction progressive de l'activité littéraire, thème dominant de l'émission littéraire télévisée à Lectures pour tous, par les débats de société, dans la lignée de mai 68, au sein des magazines littéraires du petit écran. Apostrophes s'inscrit dans ce processus sans pour autant verser dans une logique spectaculaire de mauvais aloi : l'affaire Bukowski suscite l'effroi de Bernard Pivot qui ne renouvelle pas l'expérience. A l'instar de Bernard Lahire évoquant la "double vie de l'écrivain", il semble logique de mettre en valeur la dualité de la République des lettres : d'un côté, une minorité peut espérer vivre convenablement de sa production littéraire, grâce à une médiatisation ; de l'autre, une majorité doit chercher ailleurs d'autres sources de revenus. Le passage de relais entre l'écrivain et le médiateur s'effectue insensiblement, les prémisses du journalisme littéraire avec Jules Huret en 1891 voire Frédéric Lefèvre en 1921 tout comme les grands Entretiens radiophoniques des années 1950 (tel Robert Mallet conversant avec Paul Léautaud) ne formant guère de signes avant-coureurs de cette prise de pouvoir au sein de la République des lettres. Grâce à l'hégémonie médiatique (sur les ouvrages et les écrivains) qu'elle a exercée, Apostrophes a favorisé une publicité accrue d'écrivains de circonstance (les livres de souvenirs "rédigés" par les acteurs, les essais qui autorisent un retour fréquent sur le plateau d'Apostrophes...), détrônant les romanciers et les poètes plus confidentiels ou réfractaires au petit écran (René Char, Henri Michaux, Michel Leiris) et confirmant la place éminente prise par le médiateur par excellence, Bernard Pivot, arbitre suprême des honneurs médiatiques qui a à coeur de varier les invités (si 3 invités - Max Gallo, Jean d'Ormesson et Philippe Labro - le sont à quinze reprises, 76 % ne sont apostrophés qu'une seule fois). Sa figure altière, celle d'un "journaliste-star" émerge aujourd'hui avec netteté lorsque surgit le souvenir d'Apostrophes, éclipsant le rituel cher au XIXe siècle de la "visite au grand écrivain".


Dernière édition par PaoloSarpi le Jeu 15 Aoû 2013 - 20:06, édité 1 fois
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 18:05

Quel regard portez-vous sur le traitement de l'écrivain par les émissions des années 90 et 2000 comme par exemple Ardisson?

Orpheline d'Apostrophes, l'émission littéraire télévisée se voit reléguée à la marginalité, synonyme de morcellement, sinon à la quasi-clandestinité selon un rythme graduel. Elle ne doit sa survie qu'à l'inventivité de ses producteurs ainsi qu'au soutien de quelques directeurs de chaîne. Fort du succès d'Apostrophes et fidèle à Antenne 2/France 2, Bernard Pivot trouve en Bouillon de culture une formule hebdomadaire écartelée entre les différentes activités culturelles qui séduit moins le public tandis que Double Je accorde un Grand Entretien à des personnalités choisies de la francophonie. Olivier Barrot explore la veine du programme court avec Un livre, un jour depuis 1991 sur FR3/France 3 : la diffusion quotidienne, la parole enjouée de l'ancien directeur de collection chez Lattès, lui-même écrivain, assure au résumé du livre un certain attrait. Frédéric Ferney, critique dramatique au Figaro, offre à ses téléspectateurs dominicaux et matinaux de la Cinquième/France 5, une conversation à bâtons rompus nourrie par les réflexions savantes de trois critiques littéraires et de trois auteurs à Droit d'auteurs (1996-2004) comme au Bateau-Livre (2004-2008). Bernard Rapp, successeur de Bernard Pivot à Caractères, marque les esprits avec Un siècle d'écrivains, série documentaire dévolue aux écrivains marquants au XXe siècle diffusée par France 3 entre 1995 et 2001. L'insistance marquée de Jean-Michel Gaillard, PDG d'Antenne 2 de 1989 à 1991 auprès de Bernard Pivot, l'appui de Jean-Pierre Cottet, directeur d'antenne de FR3 puis directeur général de France 2 entre 1994 et 1998 au Siècle d'écrivains, l'intérêt de Marie-Anne Bernard, directrice adjointe des programmes de la Cinquième/France 5 jusqu'en 2002, pour Droit d'auteurs procurent aux programmes littéraires une certaine continuité. Leur disparition ou leur éviction progressives au fil des départs (Bernard Pivot quitte l'audiovisuel public en 2005, Patrick Poivre d'Arvor, producteur d'Ex-Libris puis de Vol de nuit sur TF1 est limogé par la chaîne en 2008) ou disparitions de leurs créateurs (Bernard Rapp en 2000), pourraient participer d'une logique de renouvellement si la majeure partie de la médiation du petit écran n'incombait désormais à d'autres genres télévisuels : un passage au Journal Télévisé, une apparition furtive dans un magazine de variétés s'inscrivent benoîtement dans une logique de promotion sans frein de l'écrivain, accroissant le constat d'une "désacralisation de l'écrivain et de la littérature" (William Marx). Thierry Ardisson, ancien créatif de Publicis puis producteur de Tout le monde en parle (diffusé en différé par France 2 entre 1998 à 2006 le samedi en dernière partie de soirée), d'autant plus conscient de cette rupture décisive qu'il a le loisir d'observer le dispositif de ses devanciers, opte pour la spectacularisation de l'interview, mise sur l'efficacité cathodique (un montage soigné y pourvoie), délaissant le versant littéraire, le débat de société au profit d'un dispositif conçu pour des invités de plus en plus hétérogènes (de Michel Rocard à Thierry Meyssan...) auxquels il adresse des questions sans fard. Les 1,5 millions de téléspectateurs obtenus surpassent de loin l'audience des programmes littéraires contemporains. Enserré dans le rythme rapide et exigeant d'une campagne promotionnelle tous azimuts, l'écrivain (surtout s'il est de circonstance) recherche désormais l'efficacité du format plus que sa longévité ou son prestige. L'émission littéraire, vouée à la confidentialité horaire ou audimétrique, s'assimile désormais à une madeleine de Proust : les évocations émerveillées d'archives télévisuelles à l'occasion des disparitions de Claude Santelli (2003), Pierre-André Boutang (2006), Michel Polac (2011), Pierre Dumayet (2012) y voisinent avec une certaine nostalgie des humanités ointe d'une ouverture aux aires culturelles extra-francophones (à l'instar de la défunte Les Mots de minuit).
Nadejda
Nadejda
Grand sage

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par Nadejda Jeu 15 Aoû 2013 - 19:14
Très intéressant, merci Paolo sunny 
Marcel Khrouchtchev
Marcel Khrouchtchev
Enchanteur

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par Marcel Khrouchtchev Jeu 15 Aoû 2013 - 19:45
Ça donne envie de lire ton futur livre Very Happy
Condorcet
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 19:53
Merci Embarassed 
Il est en train d'être relu par l'éditeur.
Je porte au sujet de l'actuelle programmation littéraire télévisée un regard nettement plus circonspect que le supplément Radio-télévision du Monde dont le point de vue irénique me sidère.
arcenciel
arcenciel
Grand Maître

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par arcenciel Jeu 15 Aoû 2013 - 19:56
Ah! oui je veux bien lire ton livre! Alléchant!
JPhMM
JPhMM
Demi-dieu

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par JPhMM Jeu 15 Aoû 2013 - 20:01
Merci Paolo.

Very Happy 

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Labyrinthe où l'admiration des ignorants et des idiots qui prennent pour savoir profond tout ce qu'ils n'entendent pas, les a retenus, bon gré malgré qu'ils en eussent. — John Locke

Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
Reine Margot
Reine Margot
Demi-dieu

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par Reine Margot Jeu 15 Aoû 2013 - 20:18
PaoloSarpi a écrit:Merci Embarassed 
Il est en train d'être relu par l'éditeur.
Je porte  au sujet de l'actuelle programmation littéraire télévisée un regard nettement plus circonspect que le supplément Radio-télévision du Monde dont le point de vue irénique me sidère.
Ils avaient meme trouve l'adaptation de l'odyssee version "plus belle la vie a ithaque" en juin tres bien...

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Quand tout va mal, quand il n'y a plus aucun espoir, il nous reste Michel Sardou
La famille Bélier
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par Condorcet Jeu 15 Aoû 2013 - 22:45
Le Monde n'a pas compris que l'audience des émissions littéraires actuelles était sans commune mesure avec celles du passé (l'après-Apostrophes fut rude). Tous vos messages me donnent envie de lire mon livre dès qu'il sera sorti ! Very Happy Razz
Boutade à part, si l'INA se laissait convaincre de sortir un DVD des émissions visionnées à prix raisonnable...
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Abraxas
Doyen

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par Abraxas Ven 16 Aoû 2013 - 7:54
Pour avoir participé à un certain nombre de ces émissions, et avoir même scénarisé l'un des portraits d'écrivains de la série (excellente — ça, si l'INA pouvait les sortir…) faite par Rapp, je peux vous dire que la société du spectacle était déjà en œuvre dès Apostrophes — et l'effet sur les ventes ne venait que de la performance de l'invité. Je me rappelle en particulier la performance de Claude Hagège, qui lui a fait vendre pas mal d'exemplaires de l'Homme de paroles, qui n'était pas le livre le plus facile de l'année. Idem pour Eco — combien de gens ont acheté et peu lu le Nom de la rose ? C'est assez drôle, ce décalage entre le bagout et l'accessibilité d'un ouvrage (Green à Apostrophes a-t-il mieux convaincu qu'un Ormesson, toujours "bon client", comme on dit dans les médias ?).
Du coup, rien d'étonnant à ce que les écrivains soient passés chez Ardisson (j'y suis allé, c'était assez drôle) ou chez Ruquier, référence ultime. Mais le passage seul ne suffit pas : il faut être bon — et que la mise en place éditoriale suive (ou plutôt, précède, encore qu'aujourd'hui, on puisse commander sur le Net en temps réel le livre dont on entend parler).
Paratge
Paratge
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Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.  Empty Re: Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.

par Paratge Ven 16 Aoû 2013 - 9:48
Reine Margot a écrit:
PaoloSarpi a écrit:Merci Embarassed 
Il est en train d'être relu par l'éditeur.
Je porte  au sujet de l'actuelle programmation littéraire télévisée un regard nettement plus circonspect que le supplément Radio-télévision du Monde dont le point de vue irénique me sidère.
Ils avaient meme trouve l'adaptation de l'Odyssée version "plus belle la vie a ithaque" en juin tres bien...
C'est le « dépoussiérage » comme disent les gens qui « bougent » ! Very Happy 
Dans la réalité, ceux qui « dépoussièrent » une œuvre sont généralement emportés par la chasse d'eau...
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Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.  Empty Re: Les émissions littéraires de la télévision française : idées générales.

par Condorcet Ven 16 Aoû 2013 - 10:31
Abraxas a écrit:Pour avoir participé à un certain nombre de ces émissions, et avoir même scénarisé l'un des portraits d'écrivains de la série (excellente — ça, si l'INA pouvait les sortir…) faite par Rapp, je peux vous dire que la société du spectacle était déjà en œuvre dès Apostrophes — et l'effet sur les ventes ne venait que de la performance de l'invité. Je me rappelle en particulier la performance de Claude Hagège, qui lui a fait vendre pas mal d'exemplaires de l'Homme de paroles, qui n'était pas le livre le plus facile de l'année. Idem pour Eco — combien de gens ont acheté et peu lu le Nom de la rose ? C'est assez drôle, ce décalage entre le bagout et l'accessibilité d'un ouvrage (Green à Apostrophes a-t-il mieux convaincu qu'un Ormesson, toujours "bon client", comme on dit dans les médias ?).
Du coup, rien d'étonnant à ce que les écrivains soient passés chez Ardisson (j'y suis allé, c'était assez drôle) ou chez Ruquier, référence ultime. Mais le passage seul ne suffit pas : il faut être bon — et que la mise en place éditoriale suive (ou plutôt, précède, encore qu'aujourd'hui, on puisse commander sur le Net en temps réel le livre dont on entend parler).
L'exercice des questions/réponses impose des choix.  J'ai abordé plus longuement la dramatisation des enjeux dans la thèse, sa version remaniée mais aussi ici http://www.academia.edu/3787597/Les_annees_1970_en_France_au_prisme_de_la_mediation_litteraire_au_petit_ecran [2.2. Entre-soi parisien et tribune médiatique : la prestation télévisuelle ou l'injonction de la communication]. Apostrophes proposait plusieurs formats plus ou moins perméables à la société du spectacle : l'émission de promotion destinée au nouvel impétrant et à l'écrivain de circonstance (voué à de nouveaux "passages" à rythme rapproché - quasiment tous les ans pour Jean d'Ormesson -), l'émission "mixte" où la promotion pure se mêle à l'honorabilité déjà bien installée - Julien Green, Raymond Aron, Vladimir Jankélévitch - qui induit un dispositif pensé pour cet invité majeur, le Grand Entretien qui s'assimile à une rétrospective plus biographique que littéraire et hisse l'invité, déjà bien chenu, au Panthéon médiatique. Bernard Pivot tenait malgré tout à cette veine pédagogique/patrimoniale héritée de la télévision des instituteurs (n'est-il pas le maître-d'oeuvre de la fameuse dictée ?) et, s'il s'est toujours défié de la propension des intellectuels à happer l'espace public (aux dépens des journalistes !), il a veillé à conserver un équilibre entre la promotion délibérée (tels les "Nouveaux intellectuels") que sa connaissance du milieu éditorial parisien lui permettait d'attiser (son idéal étant alors un duel rhétorique en règle durant l'émission) et une certaine idée de la hiérarchie (d'où l'allodoxia). Thierry Ardisson est plus habité par le souci du happening ("on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre" déclare-t-il) que par celui de la transmission : alors que Bernard Pivot se veut une incitation à lire, Thierry Ardisson se pense comme un aiguillon et se montre comme tel moins sourcilleux dans la conduite de l'interview]. Bernard Pivot ne s'est jamais autorisé les outrances verbales de Thierry Ardisson car tous deux n'appartiennent pas au même régime de vérité : là où la néo-télévision conserve une part de cérémonial (et de révérence à l'égard des invités), la sur-télévision consacre le règne de l'imprévu et de l'éphémère (les catégories forgées par Umberto Eco puis par Jean-Louis Missika sont ici utilisés pour leur clarté plus que pour leur capacité à rendre compte d'un réel télévisuel plus complexe). La sur-télévision se goberge du faux-direct (ah, le montage astucieux de Tout le monde en parle) là où Bernard Pivot se nourrissait de l'énergie du direct, allant qu'à imposer la diffusion dans le studio des spots publicitaires précédant Apostrophes
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