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Robin
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Bac philo 2013, terminales L : commentaire d'un texte de Descartes Empty Bac philo 2013, terminales L : commentaire d'un texte de Descartes

par Robin Mer 19 Juin 2013 - 21:06
René Descartes, né le 31 mars 1596 à La Haye en Touraine, et mort le 11 février 1650 à Stockholm, est un mathématicien, physicien et philosophe français.

Baccalauréat 2013, Terminale L, 3ème sujet : Expliquez le texte suivant :  

"Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion1, car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente."

Descartes, Lettre à Elisabeth, 1645

La principale difficulté était de tomber dans la paraphrase (dire autrement et moins bien ce que l'auteur dit déjà). Pour déjouer ce "piège", posez-vous des questions :

1) Quelle est la thèse développée dans ce texte ? A quel moment du texte apparaît-elle ?
2) Sur quels arguments repose-t-elle ?
3) En quoi sommes-nous "séparés des autres" ?
4) En quoi nos intérêts sont-ils distincts de ceux du reste du monde ?
5) En quoi sommes nous unis aux autres et ne saurait-on, selon Descartes, subsister seuls ?
6) De quoi sommes-nous "l'une des parties" ?
7) Quelle restriction René Descartes apporte-t-il à sa thèse ?
8) Quels sont les deux arguments avancés par Descartes pour restreindre sa thèse ?
9) A quel moment du texte Descartes reprend-il la défense de sa thèse ?
10) Quels arguments avance-t-il ?
11) Quelle attitude critique-t-il ?
12) En quoi consiste l'amitié, la fidélité et la vertu véritables ?
13) Expliquer "on prend plaisir à faire du  bien à tout le monde"
14) La dernière phrase du texte contredit-elle la restriction de Descartes ?

Elisabeth de Suède (1549-1597)

Le raisonnement de Descartes se présente sous la forme d'un syllogisme accompagné de deux restrictions :

a) L'humanité est composé d'individus (majeure)
b) Or chaque individu est une partie d'un tout et ne peut subsister seul (mineure)
c) Donc il faut préférer les intérêts du tout aux siens propres (conclusion)
d) Première restriction à la thèse : il ne faut pas tout rapporter au tout.
e) Deuxième restriction : Il ne faut pas rapporter tout à soi-même.  

Note : Le syllogisme est un raisonnement logique à deux propositions (également appelées prémisses) conduisant à une conclusion qu'Aristote a été le premier à formaliser. Par exemple, Tous les hommes sont mortels, or Tous les Grecs sont des hommes, donc Tous les Grecs sont mortels est un syllogisme ; les deux prémisses (dites « majeure » et « mineure ») sont des propositions données et supposées vraies, le syllogisme permettant de valider la véracité formelle de la conclusion.

"Individu" signifie étymologiquement "que l'on ne peut pas diviser". Chaque individu est distinct des autres. "l'ipséité" (du latin ipse, soi-même) est le fait d'être soi-même et pas un autre.

L'ipséité a pour conséquence le fait que les intérêts des uns diffèrent de ceux des autres.

Cependant, les individus ne sont pas isolés les uns des autres, ils ne peuvent "subsister seuls", ils ne se suffisent pas à eux-mêmes car ils font partie d'un tout. Descartes évoque cette dépendance à la manière d'un emboîtement de "poupées gigognes" : l'univers, la Terre, l'Etat, la société, la famille, la demeure... et enfin l'individu.

L'individu n'est pas isolé : il est en relation avec le cosmos (l'univers, la Terre) et avec les autres hommes. Descartes affirme que l'adhésion de l'individu au groupe auquel il appartient est fondé sur la parole, sur l'engagement des individus de se lier les uns aux autres  : "l'une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance".

L'individu est relié au tout par un triple lien : lien cosmique (la nature), par un lien social et par un lien politique (l'Etat).

Nous n'avons pas choisi de naître ici ou là, à tel ou tel moment. L'existence des individus est "contingente" dans le temps et dans l'espace. Descartes suggère qu'il nous faut accepter cette contingence comme une nécessité et non nous révolter contre elle : "et je tâchais à me vaincre plutôt que la fortune et à changer mes désirs que l'ordre du monde (Discours de la Méthode).

"Et il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie...". Telle est la thèse de Descartes. Il ajoute cependant une restriction : "toutefois avec mesure et discrétion (avec discernement). Descartes se réclame de l'idéal de "l'honnête homme" qui doit suivre les règles de la bienséance, agir avec mesure et se règler sur la  raison. Bien penser afin de bien agir : "Apprenons donc à bien penser, voilà le principe de la morale.", affirme de son côté un contemporain de Descartes, Blaise Pascal dans Les Pensées.

"On aurait tort de s'exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays". La morale, l'une des trois branches de l'arbre de la philosophie avec la médecine et la mécanique,  dont le tronc est la physique et la racine la métaphysique, est pour Descartes un calcul de la raison , une estimation des gains et des pertes que l'on retrouve dans le pari de Pascal.

Note : La morale est liée, à partir du XVIIème siècle, comme en témoigne ce texte de Descartes, à la notion de "valeurs" (cette mutation de la morale a été mise en évidence dans le livre de Heidegger sur Nietzsche)

Mais Descartes reste par ailleurs tributaire de la pensée grecque et aux notions de mesure et de démesure. Pour Aristote (Ethique à Nicomaque), le courage, par exemple consiste à se garder de deux excès contraires : la lâcheté et la témérité. S'exposer à un grand mal pour procurer un petit bien releverait donc d'une erreur de calcul de la raison, mais aussi d'un excès.

"Et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver." : les hommes sont égaux aux yeux de Dieu, mais naturellement inégaux ; certains "valent" plus que d'autres. Nous retrouvons donc à nouveau la notion de "valeur", articulée à la notion de calcul.

Il faut donc estimer avant d'agir :

a) L'écart entre le gain et la perte
b) la valeur de la personne qui s'expose par rapport à la valeur de ceux au bénéfice desquels elle s'expose.

Il ne faut pas oublier que Descartes s'adresse à la princesse Elisabeth de Suède dont la vie est plus importante à ses yeux que celle de ses sujets, car elle incarne la continuité de l'Etat.

Dans la dernière partie de la lettre, Descartes va avancer de nouveaux arguments à l'appui de sa thèse dont il réaffirme la validité, malgré les deux restrictions qu'il a apportées :

a) On ne doit pas s'exposer à un grand mal pour procurer un petit bien
b) On ne doit pas sacrifier à la survie des autres hommes la vie d'un homme qui vaut plus qu'eux.

"Il ne faut pas tout rapporter à soi-même" : Descartes se livre à nouveau à une estimation des gains et des pertes du point de vue de l'égoïsme : d'un côté un petit gain : "une petite commodité", de l'autre une grande perte : une vraie amitié, la fidélité, la vertu.

"En se considérant non pas comme un individu isolé qui rapporte tout à soi-même, mais comme "une partie du public", on prend plaisir à faire du bien à tout le monde" : la fin du texte semble en contradiction avec les restrictions apportées par Descartes à sa thèse : on ne doit pas s'exposer inutilement.

Le fait d'exposer sa vie est légitime si on le fait en fonction d'un grand bien : l'amitié, la fidélité, la vertu, autrement dit d'un bien aussi grand que la vie elle-même, y compris et surtout pour les individus exceptionnels, animés par la "générosité". "Lorsque l'occasion s'en présente" suggère qu'il ne faut pas chercher ces occasions, mais qu'il ne faut pas les éviter non plus.

Conclusion :

L'ipséité, le fait que nous soyons des individus séparés les uns des autres n'implique pas la solitude et l'idépendance absolue vis-à-vis des autres. Descartes souligne notre interdépendance avec le tout (le cosmos, la société, l'Etat, la famille) et pose comme règle de conduite la préférence des intérêts du tout à ceux de sa propre personne. Cette règle souffre cependant des restrictions : il faut peser les gains et les pertes et ne pas sacrifier les individus d'exception. Toutefois, il est légitime d'exposer sa vie au nom de certaines "valeurs" comme l'amitié, la fidélité et la vertu.

Si Descartes inaugure le basculement moderne du critère de la vérité sur la subjectivité (l'ego cogito), il demeure, comme l'a montré Etienne Gilson,  l'héritier de la pensée médiévale (le recours à la figure du syllogisme), ainsi que de la pensée grecque, notamment du stoïcisme, quand il souligne la dépendance de l'individu par rapport au tout, admet la supériorité de certains individus par rapport aux autres (les "aristoï"), ou quand il recourt aux notions de mesure et de démesure. L'insistance sur la solidarité de l'individu par rapport au tout (les solidarités féodales) montre que la notion d'individu a émergé en même temps que la possibilité de la penser et qu'elle devient problématique. On sait avec quelle acuité la question se pose aujourd'hui, comme en témoigne le concept d"individualisme". L'idée de "valeur", étrangère à la pensée grecque, liée aux notions de calcul (la raison comme "ratio") et d'utilité dans la société marchande précapitaliste, est placée au centre de la morale cartésienne où elle entre en contradiction (on le voit bien dans le texte de Descartes) avec la morale chrétienne et la notion d'honneur héritée de la société féodale. La notion d'utilité et de "valeur", chère à J. Bentham et à J. Stuart Mill, avec le calcul des plaisirs, est désormais seule au coeur de la morale moderne, dans une société atomisée où l'individu est devenu la référence ultime.
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