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E. Lévinas, Totalité et Infini (notes de lecture) Empty E. Lévinas, Totalité et Infini (notes de lecture)

par Robin Mar 10 Juin 2014 - 21:20
Emmanuel Lévinas; Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Kluwer Academic, édition originale : Martinus Nijhoff, 1971.

Aux élèves : cet ouvrage réputé difficile est considéré comme l'une des oeuvres philosophiques majeures du XXème siècle. Je vous propose de commencer par la préface de l'édition française.

Emmanuel Lévinas, né le 12 janvier 1906 à Kaunas et mort le 25 décembre 1995 à Paris, est un philosophe français d'origine lituanienne, naturalisé  français en 1930. Il a reçu dès son enfance une éducation juive traditionnelle, principalement axée sur la Torah. Plus tard, il a été introduit au Talmud par l'énigmatique « Monsieur Chouchani ». La Torah enseignée par Lévinas est dérivée des leçons de Monsieur Chouchani.

La philosophie de Lévinas est centrée sur la question éthique et métaphysique d'autrui, caractérisé comme l'Infini impossible à totaliser, puis comme l'au-delà de l'être, à l'instar du Bien platonicien, ou de l'idée cartésienne d'infini que la pensée ne peut contenir. Lévinas étend ses recherches à la philosophie de l'Histoire et à la phénoménologie de l'amour. Il a également été  l'un des premiers à introduire en France la pensée de Husserl et celle de Heidegger..


"On conviendra aisément qu'il importe au plus haut point de savoir si l'on n'est pas dupe de la morale.

"La lucidité - ouverture de l'esprit sur le vrai - ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? L'état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d'avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement - comme la plus grande - parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. L'art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre - la politique - s'impose, dès lors, comme l'exercice même de la raison. La politique s'oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté..."

Dans la préface de l'édition allemande (Janvier 1987), Emmanuel Lévinas reconnaît ce qu'il doit à Franz Rosenzweig, également "évoqué dès la préface de l'édition française".

Franz Rosenzweig, L'Etoile de la Rédemption (Der Stern der Erlösung), Éditions du Seuil, collection Esprit, 1982

Franz Rosenzweig est un philosophe et théologien juif allemand des XIXe et XXe siècles (Cassel, 25 décembre 1886 - 10 décembre 1929)

Né dans une famille assimilée dont certains membres ont effectué une conversion au christianisme, il envisage lui-même cette voie avant d’effectuer un spectaculaire retour au judaïsme dont la dimension messianique va désormais inspirer son œuvre.

De l'existence à l'existant (Vrin, 1981) qui contient en germe la pensée ultérieure de Lévinas et ses trois œuvres majeures : Totalité et Infini, De Dieu qui vient à l'idée et Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, a été pensé durant la Seconde Guerre mondiale, en captivité, dans le stalag, comme l’Étoile de la Rédemption (Der Stern der Erlösung) a été écrit dans les tranchées, pendant la guerre de 14.

Der Stern  der Erlösung débute par l'angoisse de la mort, comme Totalité et Infini débute par la guerre : "La mort, la crainte de la mort, amorce toute connaissance du  Tout". La philosophie préconise l'évasion de la vie et tient la mort pour "rien", mais les conditions extrêmes de la guerre, le risque imminent de perdre la vie,  montrent que "l'homme n'a aucune envie de s'évader de quelque lien que ce soit : il veut subsister, il veut... vivre."

"La philosophie qui lui vante la mort comme son protégé par excellence et comme l'occasion grandiose d'échapper à l'étroitesse de la vie a seulement l'air de le railler. Car l'homme sent fort bien qu'il est condamné à mort, mais non pas au suicide." (Der Stern der Erlösung, Introduction, "De la possibilité de connaître le Tout",  p. 11)

L'homme, pour Franz Rosenzweig doit envisager la possibilité du suicide, mais surmonter cette tentation pour subsister dans l'angoisse de la mort : "la terrible capacité du suicide distingue l'homme de tous les êtres que nous connaissons et que nous ne connaissons pas. Elle désigne précisément cette sortie hors de tout le naturel. Il est certainement nécessaire que l'homme sorte une fois dans sa vie ; il doit un jour s'emparer plein de dévotion, de la fiole précieuse ; il doit s'être senti une fois dans sa terrible pauvreté, solitude et arrachement de tout ce qui est au monde ; il faut qu'il ait tenu tête au néant, les yeux dans les yeux, toute une nuit durant. Mais la terre le réclame à nouveau. Il ne doit pas vider cette nuit-là le breuvage brun. Il lui est réservé une autre issue, de l'impasse du néant, que cette chute dans la béance de l'abîme. Il ne faut pas que l'homme rejette loin de soi l'angoisse du terrestre ; il doit subsister... dans l'angoisse de la mort." (Der Stern der Erlösung, p. 12)

La philosophie (Hegel, Platon dans Le Phédon) exclut la mort car elle exclut l'individuel : "En effet, il est évident qu'un Tout ne saurait mourir et que dans le Tout rien ne mourrait. Seul l'individuel peut mourir, et tout ce qui est mortel est solitaire. Que la philosophie doive exclure du monde l'individuel, cet ex-clusion du "quelque chose" (ein Etwas) est aussi la raison pour laquelle elle ne peut être qu'idéaliste."

Or la mort n'est pas un néant, mais un "quelque chose" impitoyable, impossible à exclure.

E. Lévinas : "On conviendra aisément qu'il importe au plus haut point de savoir si l'on n'est pas dupe de la morale..."  (Totalité et Infini, Préface, p. 5)

Nous pouvons être dupes de la philosophie, de ses fausses consolations quand la philosophie voudrait nous faire tenir la mort, notre mort, pour rien par rapport au tout, nous pouvons être aussi dupes de la morale quand la morale tourne le dos à la lucidité : "la possibilité permanente de la guerre", la guerre non pas comme un accident dans l'Histoire, mais comme la trame même de l'Histoire et de la politique.

"L'état de guerre suspend la morale ; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs." écrit Lévinas (Préface de Totalité et Infini, ibidem)

L'état de guerre suspend la morale, notamment l'interdiction de tuer, "Tu ne tueras pas !" Le commandement éternel est "suspendu" pour la durée des hostilités, mis entre parenthèses. A sa place, le commandement inverse, celui de la politique et de l'Histoire" est promulgué : "Tu tueras !" : le caractère "provisoire" du commandement inverse annule le commandement éternel :"Tu ne tueras pas !". En inversant toutes les "valeurs", la guerre rend la morale dérisoire. La raison (d’État) s'oppose à la morale, en tant que stratégie, que technique soumettant la fin (la victoire) aux moyens, tous les moyens, y compris les plus "immoraux". La guerre est l'expérience de l'Etre pur. La guerre est la patence (elle met l'être à nu), elle est la vérité du réel. Elle déchire les draperies de l'illusion pour révéler la réalité telle qu'elle est, dans sa nudité et sa dureté.

"L'élément ontologique qui se dessine dans cette clarté, écrit E. Lévinas, est une mise en mouvement des êtres, jusqu'alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus, par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. L'épreuve de force est l'épreuve du réel. Mais la violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu'à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d'ancre (...) La guerre instaure un ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre de distance..." (...) La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale.

Il y a donc deux expériences existentielles majeures (limites), liées à la guerre : l'expérience de l'angoisse de la mort possible prochaine (Rosenzweig) et l'expérience de la suspension de la morale (Lévinas) : la négation de moi-même ("la destruction de l'identité du même") et la négation de l'autre.

Ces deux expériences, à défaut d'être "vécues, doivent être intégrées et comprises ; ce n'est qu'à ce prix que la philosophie ne se figera pas en "système", que la pensée ne se refermera pas sur elle-même, qu'elle échappera à la clôture de la Totalité.

La suspension de la morale amorce une relation plus originale et plus originelle (eschatologique et non pas seulement ontologique) à l'être. L'expérience de la guerre comme négation d'autrui conduit (ou plus exactement peut conduire) à une éthique nouvelle, inconditionnelle et universelle, qui ne se résume ni à des règles de prudence, ni à considérations esthétiques.

"Historiquement, la morale s'opposera à la politique et aura dépassé les fonctions de prudence ou les canons du beau, pour se prétendre inconditionnelle et universelle, lorsque l'eschatologie de la paix messianique viendra se superposer à l'ontologie de la guerre." (p. 6)

Lévinas oppose "ontologie" et "eschatologie" : l'ontologie est "la partie de la philosophie qui  spécule sur "l'être en tant qu'être", selon l'expression d'Aristote." L'eschatologie est la doctrine concernant les fins dernières de l'univers et de l'humanité. Employé spécialement par les théologiens pour désigner le problème de la "fin du monde", du "jugement dernier" et de l'état définitif qu'il doit inaugurer (Dictionnaire technique et critique de la philosophie Lalande).

L'ontologie = ce qui est, le général, la Raison, l’État, l'Histoire, la guerre et la paix, l'état de choses actuel.

L'eschatologie = les fins dernières de l'Humanité, le Jugement du monde, la paix messianique. Lévinas note que "les philosophes s'en méfient"  : "ils en bénéficient certes pour annoncer aussi la paix ; ils déduisent une paix finale de la raison qui joue son jeu au sein des guerres anciennes et actuelles : ils fondent la morale sur la politique (cf. Kant, Projet de Paix perpétuelle) Mais divination subjective et arbitraire du futur, fruit d'une révélation sans évidences, tributaire de la foi, l'eschatologie, pour eux, ressort tout naturellement de l'Opinion."

"Paix : pour apprécier à sa pleine valeur la réalité que recouvre le mot "paix" en hébreu, il faut sentir le goût de terroir qui subsiste dans l'expression sémitique jusque dans sa conception la plus spirituelle, et dans la Bible jusqu'au dernier livre du Nouveau Testament :

1/ paix et bien-être, - le mot hébreu shalom dérive d'une racine qui, selon ses emplois, désigne le fait d'être intact, complet, d'achever une maison, ou l'acte de rétablir les choses dans leur ancien état, leur intégrité, "apaiser" un créancier, accomplir un vœu. Aussi la paix biblique n'est-elle pas seulement le "pacte" qui permet une vie tranquille, ni le "temps de la paix" par opposition au "temps de la guerre" ; elle désigne le bien-être de l'existence quotidienne, l'état de l'homme qui vit en harmonie avec la nature, avec lui-même, avec son prochain et avec Dieu ; concrètement, elle est bénédiction, repos, gloire, richesse, salut, vie.

2/ La paix eschatologique : La paix véritable se dégage de ses limitations terrestres et de ses contrefaçons pécheresses, en devenant un élément essentiel de la prédication eschatologique. Les oracles menaçants des prophètes se terminent ordinairement par une annonce de restauration plantureuse."(Vocabulaire de théologie biblique publié sous la direction de Xavier Léon-Dufour, Les Éditions du Cerf, Paris, 1964).

... "Toutefois, l'extraordinaire phénomène de l'eschatologie prophétique ne tient certainement pas à gagner son droit de cité dans la pensée, en s'assimilant à une évidence philosophique (...) Elle n'introduit pas un système téléologique (du grec télos = fin, but) dans la totalité (comme le fait Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit), elle ne consiste pas à enseigner l'orientation de l'Histoire (comme le fait Marx). L'eschatologie met en relation avec l'être, par-delà la totalité de l'Histoire, et non pas avec le vide qui entourerait la totalité et où l'on pourrait, arbitrairement, croire ce que l'on voudrait, et promouvoir ainsi les droits d'une subjectivité libre comme le vent. Elle est en relation avec un surplus toujours extérieur à la totalité, comme si la totalité objective ne remplissait pas la vraie mesure de l'être, comme si un autre concept - le concept de l'infini - devait exprimer cette transcendance par rapport à la totalité, non-englobable dans une totalité et aussi originelle que la totalité." (p. 7)


Notes sur les prophètes et le prophétisme dans l'Ancien Testament :

Prophète : littéralement, celui qui est l'interprète d'un autre. Les prophètes de l'Ancien Testament, amis de Dieu, avaient reçu de Yahweh une vocation à laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Ils doivent dire uniquement ce que Dieu leur inspire (...) Par eux Dieu dirige son peuple. Ils sont l'élément dynamique de la religion (cf. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion). On les appelle aussi voyants en raison de leurs dons préternaturels de clairvoyance. Ils sont eux-mêmes des signes.

Prophétie : Elle n'est pas dans la Bible une simple prévision de l'avenir ; elle désigne en fait toute manifestation de la volonté divine à un prophète et par celui-ci à d'autres hommes. Dieu communique à un prophète certaines lumières ou connaissances avec mission de les transmettre à d'autres hommes. En fait, la prophétie transmet à chaque génération la parole que Dieu a donnée autrefois aux pères, elle l'actualise, elle la repense en fonction des diverses situations dans lesquelles le peuple se trouve, et c'est pourquoi par exemple, la prophétie de Jérémie ne rend pas le même son que celle d'Isaïe ou d’Ézéchiel. Elle n'innove rien, apparemment ; elle se borne à réformer ; elle corrige le peuple de Dieu ; elle le replace devant Yahweh et devant la parole divine. La prophétie est donc au service de Dieu, elle le représente en face d'Israël afin qu'Israël se conforme à la parole éternelle. (Lexique biblique par Mgr. Albert Vincent, professeur honoraire de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, Casterman, éditions de Maredsous, 1961)

Voici un exemple de prophétie (Esaïe 11, traduction Louis Segond) :


11 Puis un rameau sortira du tronc d'Isaï, Et un rejeton naîtra de ses racines.

2 L'Esprit de l'Éternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et d'intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de l'Éternel.

3 Il respirera la crainte de l'Éternel; Il ne jugera point sur l'apparence, Il ne prononcera point sur un ouï-dire.

4 Mais il jugera les pauvres avec équité, Et il prononcera avec droiture sur les malheureux de la terre; Il frappera la terre de sa parole comme d'une verge, Et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.

5 La justice sera la ceinture de ses flancs, Et la fidélité la ceinture de ses reins.

6 Le loup habitera avec l'agneau, Et la panthère se couchera avec le chevreau; Le veau, le lionceau, et le bétail qu'on engraisse, seront ensemble, Et un petit enfant les conduira.

7 La vache et l'ourse auront un même pâturage, Leurs petits un même gîte; Et le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.

8 Le nourrisson s'ébattra sur l'antre de la vipère, Et l'enfant sevré mettra sa main dans la caverne du basilic.

9 Il ne se fera ni tort ni dommage sur toute ma montagne sainte; Car la terre sera remplie de la connaissance de l'Éternel, Comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent.

10 En ce jour, le rejeton d'Isaï sera là comme une bannière pour les peuples; Les nations se tourneront vers lui, Et la gloire sera sa demeure.



"La vache et l'ourse auront même pâturage. Leurs petits même gîte et le lion comme le bœuf mangera de la paille."

Quel est le statut de cette parole ? Elle est "absurde", aussi bien pour le "sens commun" que pour la science. Elle est contraire à ce que nous savons du règne animal. Les plantigrades et les félins ne sont pas herbivores et ne partagent pas leur territoire avec les ruminants.  Pour le logicien, elle n'est ni vraie, ni fausse car ce n'est pas une "proposition". Une proposition doit être exprimée au présent de vérité générale et non au présent d'énonciation ou au futur. Une proposition est une phrase susceptible de recevoir une valeur de vérité ; elle est soit vraie, soit fausse. Le discours eschatologique n'est ni vrai ni faux.

Pour le philosophe, la parole prophétique relève de la doxa, de l'opinion : "Historiquement, la morale s'opposera à la politique et aura dépassé les fonctions de la prudence ou les canons du beau, pour se prétendre inconditionnelle et universelle, lorsque l'eschatologie de la paix messianique viendra se superposer à l'ontologie de la guerre. Les philosophes s'en méfient. Ils en bénéficient certes pour annoncer aussi la paix ; ils déduisent une paix finale de la raison qui joue son jeu au sein des guerres anciennes et actuelles : ils fondent la morale sur la politique. Mais divination subjective et arbitraire du futur, fruit d'une révélation sans évidence, tributaire de la foi, l'eschatologie, pour eux, ressort tout naturellement de l'Opinion." (p. 7)

La prophétie d'Isaïe affirme que l'état de choses actuelle n'est ni éternel, ni définitif. Il n'est pas "Tout". Le vrai et le bien ne se confondent ni avec l'Histoire, ni avec la raison, ni avec l'évidence, ni avec le "réel" ; la persévérance dans l'être aux dépens des autres, le "struggle for life", les lois d'airain de la "sélection naturelle" (Darwin), les rapports de prédation, la guerre, la violence sont voués à disparaître.

Pour Lévinas, la parole prophétique n'est pas purement et simplement poétique (métaphorique). Elle témoigne, au sein même du réel, d'une autre dimension, que Lévinas appelle l'infini et qui ouvre une brèche au sein de la totalité close du monde, de l'Histoire, du réel, de la vérité comme adéquation.

"Cet au-delà de la totalité et de l'expérience objective, ne se décrit pas cependant d'une façon purement négative. Il se reflète à l'intérieur de la totalité et de l'Histoire, à l'intérieur de l'expérience. L'eschatologique, en tant que l'"au-delà" de l'Histoire, arrache les êtres à la juridiction de l'Histoire et de l'avenir - il les suscite dans leur pleine responsabilité et les y appelle. Soumettant au jugement l'Histoire dans son ensemble, extérieur aux guerres mêmes qui en marquent la fin, il restitue à chaque instant une signification pleine dans cet instant même : toutes les causes sont mûres pour être entendues. Ce n'est pas le jugement dernier qui importe, mais le jugement de tous les instants dans le temps où l'on juge les vivants. L'idée eschatologique du jugement (contrairement au jugement de l'Histoire où Hegel a vu à tort la rationalisation de celui-là) implique que les êtres ont une identité "avant" l'éternité, avant l'achèvement de l'Histoire, avant que les temps soient révolus, pendant qu'il en est encore temps, que les êtres existent en relation certes, mais à partir de soi et non à partir de la totalité..." (E. Lévinas, Totalité et Infini, p.8)

"L'idée eschatologique du jugement (contrairement au jugement de l'Histoire où Hegel a vu à tort la rationalisation de celui-là) implique que les êtres ont une identité "avant" l'achèvement de l'Histoire..." : Pour Hegel, la vérité est dans l'Histoire, dans la réalisation (dialectique) de l'Esprit absolu dans la temporalité. Hegel interprète le jugement de l'Histoire comme une rationalisation de l'idée eschatologique du jugement. L'idée eschatologique du jugement n'est pas "irrationnelle", mais au-delà de la raison ; elle  répond à une dimension qui permet aux êtres d'exister pour eux-mêmes. Cette possibilité, comme ouverture vers l'infini et clairière dans la totalité close du monde et de l'Histoire, libère la possibilité de la parole. Cette ouverture à l'infini, Lévinas va la situer dans la rencontre avec l'autre, dans l'épiphanie du visage d'autrui.
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