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Robin
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S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci Empty S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci

par Robin Lun 26 Aoû 2013 - 19:27
Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci (Eine Kindheitserinnerung des Leonardo Da Vinci), traduit de l'allemand par Marie Bonaparte, NRF Gallimard


«Il semble qu'il m'était assigné auparavant de m'intéresser aussi fondamentalement au vol des oiseaux, car il me vient à l'esprit comme tout premier souvenir qu'étant encore au berceau, un milan est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue »

Ce souvenir d'enfance est le seul dont Léonard de Vinci fasse état. Alors qu'il était encore au berceau, il se rappelle avoir vu un oiseau (nibio) venir à lui.

Il s'agit probablement d'un fantasme (une fantaisie de l'âge adulte) reporté(e) sur l'enfance. Freud en propose l'interprétation suivante : la queue due l'oiseau que Freud dit être un vautour symbolise un membre viril, et son introduction dans la bouche de l'enfant une fellation. L'enfant est en position passive, comme les homosexuels masculins. Cet acte est une remémoration de la succion du mamelon maternel - ce qui explique que Léonard situe le souvenir à l'époque où il était un jeune enfant.

Selon la tradition, Léonard avait effectivement une orientation homosexuelle - quoique platonique. Mais pourquoi la mère est-elle remplacée par un vautour? Dans les pictogrammes anciens de l'Egypte, "mère" s'écrit par l'image d'un vautour. Il est possible que Léonard ait connu la déesse égyptienne Mout, qui se passait de fécondation masculine et que les Pères de l'Eglise ont utilisée pour justifier la parturition de la Vierge. Privé de père et ayant vécu seul avec sa mère pendant sa petite enfance, il a pu s'identifier à un enfant de vautour, en associant cette image à celle du Christ.

Tourmenté par l'absence du père, Léonard serait devenu précocement un chercheur. Cela pourrait expliquer qu'il se soit passionné dans sa vie adulte pour le vol des oiseaux, et aussi qu'il ait attribué à l'oiseau-mère un phallus, comme de nombreux petits garçons qui n'imaginent pas que leur mère puisse en être privée.

On ne doit pas cacher, malgré la fascination qui'il continue à exercer,  les étrangetés méthodologiques, biographiques, historiques et artistiques de ce livre, à commencer par le thème du "vautour" : l'interprétation freudienne du souvenir d'enfance de Léonard de Vinci reposant sur une erreur de traduction (Freud lit "vautour" à la place de "milan"), du coup, tout le développement sur la symbolique de la mère et la référence à l'Egypte ancienne et aux Pères de l'Eglise ne tient plus.

Selon le grand critique d'art américain Meyer Schapiro Freud commet deux erreurs dans la traduction du souvenir :

- Il a eu le tort de se fier à une version allemande où le mot italien nibio est faussement rendu par Geier (vautour), alors qu'il s'agit du milan, un oiseau que Léonard étudiait pour son vol. Le rapprochement avec le symbolisme égyptien du vautour n'est donc pas pertinent.

- il omet le mot "dentro", de sorte que la traduction de Freud se termine par : "a heurté mes lèvres de cette même queue" (il aurait fallu mettre : l'intérieur de mes lèvres).

Selon Benoit Hamot, le texte en dit plus long sur son auteur que sur Leonard de Vinci auquel Freud s'est identifié.

L'erreur de traduction de Freud qui lisait pourtant l'italien couramment relève de l'acte manqué. Freud a rendu "nibio" par  "Geier" parce qu'il désirait que l'oiseau fût un vautour.

Il ne faut pas oublier que le fondateur de la psychanalyse n'a jamais été lui-même analysé dans les règles. La correspondance avec Fliess et des oeuvres comme un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci ont tenu lieu "d'analyse sauvage".

Ceci dit, Léonard de Vinci étudiait le vol des oiseaux et en particulier celui des milans, or le milan est un charognard comme le vautour et le remplace partout où il est absent ; par ailleurs, c'est bien la forme d'un vautour dont la tête est caractéristique et non d'un milan qui figure, selon Pfister, dans les plis de la robe de la vierge.

On pourrait donc concilier les deux signifiants (vautour et milan) à deux niveaux différents : à un premier niveau, en tant que représentation consciente et objet d'étude, le milan étant l'oiseau le plus proche du vautour le plus répandu en Italie à cette époque-là et à un deuxième niveau, en tant que représentation inconsciente dans laquelle le vautour prévaut sur le milan en raisons des associations qu'il cristallise (Egypte, naissance virginale, absence de père, etc.). Freud a mis à jour ce phénomène dans l'Interprétation des rêves et lui a donné le nom de "condensation" ("Verdichtung" : un même signifiant peut signifier plusieurs choses à la fois).

Benoît Hamot montre que l'inconscient de Freud a travaillé à mettre en avant les ressemblances biographiques entre lui-même et Léonard de Vinci, quitte à donner une importance exagérée aux éléments les plus ressemblants :

" Freud fut aussi un enfant illégitime et sa date de naissance fut volontairement avancée de quelques mois par son père de façon à masquer cette réalité. Si le père de Léonard eut quatre épouses, celui de Freud en eut trois, mais l'existence de la deuxième épouse resta cachée ou plutôt indirectement révélée à Sigmund lors du décès du père, Jakob Freud.

On peut également rapprocher de façon fructueuse les longues interprétations freudiennes du fameux sourire de la Joconde, qui cristalliserait le souvenir d'une mère auquel Léonard aurait été enlevé vers l'âge de trois ans, avec la deuxième femme de Jakob Freud dont l'existence et le décès ont été escamotés. Ainsi de sa propre passion de collectionneur de statuettes, de la recherche d'un visage manquant, comme dans le bas-relief objet de la Gradiva, ou trois femmes sont représentées dont une (la deuxième, comme la deuxième épouse du père) sans visage. "

Il ne faut plus, dès lors, craindre de lire Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci comme une biographie analytique de Freud lui-même qui aurait découvert dans le génie italien une sorte de frère jumeau dans lequel il se serait projeté : la sublimation de la libido dans la curiosité intellectuelle, l'homosexualité latente, les tendances obsessionnelles, l'oralité, la nostalgie de la mère (du sein maternel), le père absent et bien entendu l'intérêt pour l'Egypte antique qui explique la traduction de "milan" par "vautour".

« Il semble qu'il m'était assigné auparavant de m'intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l'esprit comme tout premier souvenir qu'étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue » (p.89)

Il s'agit selon Pontalis d'un « fantasme construit, rétroactif, plutôt que (d'un) souvenir inscrit, déposé, ce qui accentue son pouvoir révélateur. » Freud l'interprète selon la méthode inaugurée pour l'interprétation des rêves (1900) et en retire un matériau abondant sur la fellation, l'homosexualité masculine.

Freud triomphe lorsque Oscar Pfister lui signale en 1919 un détail du tableau qui semble confirmer son hypothèse : la présence d'une image devinette inconsciente , un vautour, symbole égyptien de la maternité, dans le drapé de Marie.


S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci Anna%202

La vierge, L'Enfant et Jésus et sainte Anne, vers 1510-1513, musée du Louvre

S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci Anna-3
Croquis explicatif de la théorie de Pfister, reproduit dans le texte de Freud (Gesammelte Werke VIII, p.187) :

Cela permet à Freud de lier à ses hypothèses sur l'homosexualité des éléments biographiques qu'il croit vrais, le tableau de Sainte Anne en tierce et sa passion pour l'Égypte ancienne. Les Egyptiens en effet, croyaient qu'il n'y avait pas de mâle chez les vautours, ce qui conduit à la création de la déesse Mout et à son pictogramme signifiant mère, que Freud rapproche de l'allemand Mutter. Freud soutient que Léonard avait nécessairement connaissance de cette légende car les prêtres la prenaient pour réalité et la citaient fréquemment pour justifier, par comparaison, le dogme de l'immaculée conception.

Malheureusement, ce détail est né d'une erreur de traduction entre l'italien Nibio (milan) et Geier (vautour). L'erreur est d'autant plus surprenante que Freud reproduit la version originale dans son livre et qu'il lisait couramment l'Italien.

Je laisse le plaisir au lecteur de découvrir par lui-même toute la complexité de la polémique qui s'est élevée entre les historiens et les psychanalystes, mais aussi entre les psychanalystes eux-mêmes, tellement gênés par cette erreur qu'ils ont attendus 1956, date de la parution de Léonard et Freud , de Meyer Schapiro pour s'en émouvoir publiquement. Pourtant, dés 1923, Mac Lagan fit paraître une première mise au point.


Quelle que soit l'importance que l'on accorde à la plus célèbre erreur de Freud, il ne serait pas freudien de la négliger. Aussi, je préfère interrompre la description forcément complexe de Un souvenir d'enfance …  « La plus belle chose que j'ai écrite » , confiait Freud, se lit comme un roman, et il ne convient pas de révéler tout d'une belle histoire.   (Benoît Hamot)


Dernière édition par Robin le Jeu 5 Sep 2013 - 7:44, édité 1 fois
Luigi_B
Luigi_B
Grand Maître

S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci Empty Re: S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci

par Luigi_B Mar 27 Aoû 2013 - 17:44
Merci beaucoup, Robin.

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