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Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère Empty Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère

par Robin Dim 20 Juil 2014 - 10:28
Gaston Berger, membre de l'institut, Traité pratique d'analyse du caractère, Presses universitaires de France, 1979 (première édition : 1950), avant-propos de René Le Senne

Né le 18 octobre 1896 à Saint-Louis du Sénégal, décédé le 13 novembre 1960 à Longjumeau, Gaston Berger est un industriel, philosophe, et haut fonctionnaire français, connu principalement pour ses études sur Husserl et pour ses travaux sur la caractérologie. Il est le père du chorégraphe Maurice Béjart.

Êtes-vous un "passionné" comme Napoléon, un colérique comme Victor Hugo, un sentimental comme Jean-Jacques Rousseau, un nerveux comme Baudelaire, un flegmatique comme Emmanuel Kant, un sanguin comme Talleyrand, un apathique comme Louis XVI ou un amorphe comme La Fontaine ? Ce livre vous permettra de mieux vous connaître (et de mieux connaître les autres et donc de mieux gérer vos relations avec eux).

"La caractérologie mérite vraiment d'être tenue pour une science. Elle nous met en présence d'un immense domaine à reconnaître, dont les psychologues et aussi les romanciers, les hommes d'action, les auteurs dramatiques, les moralistes ont aperçu quelques aspects, mais dont l'exploration méthodique est récente. Toutes les découvertes ne sont pas faites. D'autre part, loin d'apparaître comme une application de la psychologie générale ou simplement une de ses parties, la caractérologie se présente comme une discipline originale. Elle propose une manière nouvelle de reprendre la psychologie tout entière, à partir de la réalité concrète des individus et non en étudiant quelques grandes fonctions que l'on suppose identiques ou du moins analogues chez tous les hommes."

(Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère, p. 20)

Caractère : Il est, comme le dit M. Lalande dans le Vocabulaire de la Philosophie, "l'ensemble des manières habituelles de sentir et de réagir qui distinguent un individu d'un autre (VII, T. I, p. 95), habituelle, ne signifiant pas qu'elles sont dues à l'habitude, mais qu'elles ont une fixité relative. Ainsi entendu, on ne saurait nier que chacun ait un caractère, même les inconsistants dont le changement d'humeur est précisément la loi. (G. Berger, Traité pratique d'analyse du caractère, p. 35).

Selon Gaston Berger, notre personnalité est gouvernée par trois grands facteurs : l'émotivité, l'activité et la secondarité. Le "caractère" est une certaine manière d'aborder les conflits.

1) l'émotivité :
"nous appelons émotif celui qui est troublé quand la plupart des hommes ne le sont point ou qui, dans des circonstances données, est plus violemment ému que la moyenne. Le non-émotif est au contraire, celui qui est difficile à émouvoir et dont les émotions sont peu violentes."

2) l'activité : "ce que signifie cette notion, en caractérologie, n'est pas le comportement de celui qui agit beaucoup, mais la disposition de celui qui agit facilement. L'actif agit de lui-même, l'impulsion semblant venir de lui et les choses n'étant que des occasions. L'inactif, au contraire, agit contre son gré, à son corps défendant, avec peine, souvent en grommelant ou en se plaignant."

3) la secondarité : cette notion se rattache à celle de "retentissement", analysée par le psychologue allemand Otto Gross. Toutes les impressions que nous subissons, ou plus généralement toutes nos représentations, exercent sur nous, pendant qu'elles sont présentes, une action immédiate que nous pouvons appeler leur "fonction primaire". Mais, lorsqu'elles ont disparu du champ de la conscience claire, elles continuent à "retentir" en nous-mêmes et à influencer notre manière d'agir et de penser. C'est cette action prolongée qui est leur "fonction secondaire". Par extension, on appellera "primaires" les individus chez lesquels les impressions agissent surtout par leur fonction primaire, "secondaires" ceux chez qui les impressions ont un fort retentissement et exercent par conséquent une "fonction secondaire" importante.

Ces trois facteurs se combinent pour produire huit grands types de caractères :

Les passionnés (émotifs, actifs, secondaires) : Napoléon, Pascal, Racine, Corneille, Flaubert, Michel-Ange, Pasteur

Les colériques (émotifs, actifs, primaires) : V. Hugo, Mirabeau, G. Sand, Gambetta, Péguy

Les sentimentaux (émotifs, non actifs, secondaires) : Vigny, Amiel, Biran, Rousseau, Kierkegaard, Robespierre

Les nerveux (émotifs, non actifs, primaires) : Baudelaire, Musset, Poe, Verlaine, Heine, Chopin, Stendhal

Les flegmatiques (non émotifs, actifs, secondaires) : Kant, Washington, Joffre, Franklin, Turgot, Bergson

Les sanguins (non émotifs, actifs, secondaires) : Montesquieu, Talleyrand, Mazarin, Anatole France

Les apathiques (non émotifs, non actifs, secondaires) : Louis XVI

Les amorphes (non émotifs, non actifs, primaires) : La Fontaine

Gaston Berger analyse chacun de ces huit types de caractère et leur attitude dans la vie.

Le livre comporte un test sous forme de questionnaire, page 149, portant sur les trois principaux facteurs qui composent le caractère : l'émotivité, l'activité, la secondarité et sur six facteurs complémentaires : la largeur du champ de conscience, la polarité (Mars/Vénus), l'avidité, les intérêts sensoriels, la tendresse et la passion intellectuelle.

Les facteurs de tendance  (aucune de ces tendances ne se trouve "à l'état pur" chez le même individu) :

La polarité Mars/Vénus : La première liée à une attitude de conquête au sens de l'agression, la seconde une attitude de conquête au sens de la séduction.

La largeur de champ de conscience est la précision sur les détails (champ de conscience étroit) ou au contraire le besoin d'appréhender un domaine de façon plus vaste quitte à en avoir une vision moins exacte, mais plus générale (champ de conscience large) : esprit de finesse et esprit de géométrie mentionnés par Pascal, ainsi que l'opposition entre le chercheur de pointe et le vulgarisateur.

L'avidité : Dans son principe, ce que nous appelons avidité est la faim, le besoin de faire entrer en soi le monde extérieur et de le transformer en sa propre substance.

Les intérêts sensoriels : "La sensation, quand elle est vraiment maîtresse et qu'elle envahit tout, est un ravissement. Elle est sortie de soi, "ec-stase". Elle nous offre un monde qui se suffit. L'un de ceux qui en ont le mieux célébré les attraits, André Gide, excelle à saisir à l'état pur le jeu des couleurs, des formes, des mouvements..." (p. 106)

La tendresse : "Comme l'amour, l'amitié, telle que la conçoivent les âmes tendres, n'est ni un échange de services, ni la simple occasion d'un divertissement intellectuel, mais l'union de deux âmes, le don de soi à l'autre, l'émotion commune de deux sensibilités."

La passion intellectuelle : "Comme étrangère à la vie, éloignée des pulsions biologiques fondamentales, elle est le désir de savoir et surtout de comprendre, en dehors de toute utilité pratique et de tout souci d'application."

Le chapitre VIII ("Illustration et interprétation du questionnaire") permet de mieux comprendre le sens des facteurs et de faciliter la conduite de l'analyse. Chaque question y est illustrée de nombreux exemples qui permettent de la replacer dans le cadre de la vie concrète.


Dernière édition par Robin le Dim 11 Jan 2015 - 14:15, édité 4 fois
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User5899
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par User5899 Dim 20 Juil 2014 - 13:05
Il n'existe pas à ma connaissance d'injonction socratique "Connais-toi toi-même". C'est une maxime gravée au fronton du temps d'Apollon à Delphes, maxime commentée dans un ou deux dialogues de Platon SJNM.
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Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère Empty Re: Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère

par Robin Dim 20 Juil 2014 - 13:25
Cripure a écrit:Il n'existe pas à ma connaissance d'injonction socratique "Connais-toi toi-même". C'est une maxime gravée au fronton du temps d'Apollon à Delphes, maxime commentée dans un ou deux dialogues de Platon SJNM.

Oui, c'est tout à fait exact. D'ailleurs la maxime n'a rien à voir avec l'introspection et ce que nous appelons aujourd'hui "psychologie". Elle signifie probablement : "Connais tes limites. Sache que tu es un homme et non un dieu." J'ai cherché un titre alléchant et j'ai déjà réussi à attirer un ours !  :lol: 
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Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère Empty Re: Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère

par Ruthven Dim 20 Juil 2014 - 13:54
Robin a écrit:
Cripure a écrit:Il n'existe pas à ma connaissance d'injonction socratique "Connais-toi toi-même". C'est une maxime gravée au fronton du temps d'Apollon à Delphes, maxime commentée dans un ou deux dialogues de Platon SJNM.

Oui, c'est tout à fait exact. D'ailleurs la maxime n'a rien à voir avec l'introspection et ce que nous appelons aujourd'hui "psychologie". Elle signifie probablement : "Connais tes limites. Sache que tu es un homme et non un dieu." J'ai cherché un titre alléchant et j'ai déjà réussi à attirer un ours !  :lol: 

Il y a justement une véritable ambiguïté du sens de l'injonction delphique dans les dialogues platoniciens, son sens traditionnel est bien celui d'une anthropologie de la finitude, du refus de l'hubris ; mais il y a des chances que Platon la subvertisse dans la mesure où l'injonction renverse l'anthropologie de la finitude en son contraire, à savoir l'assimilation à dieu telle qu’elle est évoquée dans le Théétète 176a-b : « C’est pourquoi il faut essayer de fuir d’ici là-bas le plus vite possible. Et la fuite, c’est de se rendre semblable à un dieu selon ce qu’on peut ; se rendre semblable à un dieu, c’est devenir juste et pieux, avec le concours de l’intelligence. » C'est manifeste en tout cas dans l'Alcibiade.

Pour les curieux qui s'intéressent à cette question, ci-dessous les principaux textes où le "connais-toi toi-même" apparaît :


Eschyle Prométhée enchaîné v.307-310
« Je vois, Prométhée, et je veux même te donner le seul conseil qui convienne ici , si avisé que tu sois déjà : connais-toi toi-même, et, t’adaptant aux faits, prends des façons nouvelles, puisqu’un maître nouveau commande chez les dieux. »

Charmide 164d-165c (trad.M.-F.Hazebroucq)
Une définition de la sagesse attribuée à Hippias conduit au paradoxe suivant : le médecin peut faire preuve de modération dans sa pratique sans savoir lui-même faire preuve de mesure. Hippias se rétracte et introduit le précepte delphique comme définition de la sagesse, précepte qui est vite identifié ou transformé en science d’elle-même.

-Car, pour ma part, j'affirme à peu près que ce en quoi consiste la modération, c'est cela même: se connaître soi-même, et je suis d'accord avec celui qui a apposé à Delphes une telle inscription. A mon avis, en effet, cette inscription est une sorte de salut adressé par le dieu à ceux qui entrent, au lieu du "Réjouis-toi"; dans la pensée que la formule de salutation invitant les gens à se réjouir est incorrecte, et que ce n'est pas cela qu'il nous faut nous recommander les uns aux autres, mais bien de faire preuve de mesure. Ainsi donc, le dieu adresse à ceux qui entrent dans le temple un salut différent de celui en usage chez les hommes, suivant l'esprit dans lequel, je pense, l'auteur de cette dédicace en a fait l'offrande: à chacun de ceux qui entrent, il ne dit rien d'autre que "fais preuve de mesure", affirme-t-il. Mais certes, il le dit, comme un devin, de façon plus énigmatique : le "connais-toi toi- même", et le "fais preuve de mesure", en effet, d'abord c'est la même chose, d'après l'inscription, et aussi d'après moi; mais peut-être croira-t-on qu'il s'agit d'autre chose - c'est, me semble-t-il, ce qui est arrivé à ceux qui ont apposé les inscriptions ultérieures, le "rien de trop" et le "caution appelle malheur". Car ils se figuraient que le « connais-toi toi-même » était un conseil et non pas une salutation du dieu à l'adresse de ceux qui entrent; alors, dans le but d'offrir eux aussi en dédicace des conseils non moins utiles, ils rédigèrent et apposèrent ces inscriptions. La raison de tout mon discours, Socrate, la voici: je retire tout ce que je t'ai accordé auparavant; peut-être, en effet, est-ce toi qui avais en un sens davantage raison, à ce sujet, peut-être était-ce moi, en un autre sens, tout n'était pas clair dans nos propos. Mais à présent, je consens à te rendre raison de cette définition-ci, si tu ne m'accordes pas que la modération, c'est se connaître soi-même.
-Mais Critias, dis-je, d'abord tu te comportes à mon égard avec l'idée que j'affirme savoir ce sur quoi je pose des questions, et que je t'accorde ce que tu dis à condition de le décider. Or ce n'est pas ainsi que cela se passe! Au contraire, je mène constamment la recherche avec toi sur ce qui est proposé, parce que, moi-même, je ne sais pas.  C'est donc après avoir examiné que je consens à dire si je suis d'accord ou non. Mais contiens-toi  jusqu'à ce que j'aie examiné!
-Examine donc, répondit celui-ci.
-Eh bien, je vais le faire! répliquai-je -, s'il est exact que connaître une certaine chose, c'est cela la modération, il est évident qu'elle devrait être une science et de quelque chose, n'est-ce pas ?
-Elle est précisément, dit-il, science de soi-même,.

Charmide 169d-e (trad.M.-F.Hazebroucq)
Socrate semble accepter le glissement de définition: la science d’elle-même implique la connaissance de soi-même

Alors, dans notre intérêt, pour faire avancer le raisonnement, je dis: «Allons, Critias, si cela te va, nous allons maintenant convenir pour le moment qu'il est possible qu'existe une science de la science, et nous examinerons une autre fois s'il en est ainsi ou non. Vois donc, à supposer qu'à la limite elle soit possible, en quoi est-elle mieux à même de savoir ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas? Car c'est en cela sans aucun doute que nous avons fait consister, dans nos déclarations, le fait de se connaître soi-même et le fait de faire preuve de modération, n'est-ce pas ?
-Tout à fait, répondit ce dernier, et, cela converge, Socrate, si je ne me trompe: si en effet on a la science qui elle-même se connaît elle-même, on est soi-même qualifié par la qualité qu'on possède . De manière analogue, quand on a la rapidité, on est rapide, et quand on a la beauté, on est beau, de même, quand on a la connaissance, on est connaissant; donc quand on a la connaissance même d'elle-même, alors sans doute sera-t-on soi-même connaissant de soi-même.
- Ce n'est pas cela que je conteste, dis-je, je ne nie pas que, quand on a le "se connaissant soi-même", on ne se connaisse éventuellement soi-même; mais quelle nécessité y a-t-il à ce que, en ayant cela, on sache ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas?

Alcibiade 124a-b (trad.J.-F.Pradeau)
Socrate vient de dresser le portrait des vrais adversaires d’Alcibiade, non pas les ignorants d’Athènes, mais les rois de Sparte et de Perse. Il faut qu’Alcibiade s’ améliore lui-même pour pouvoir rivaliser avec eux.

« Mais, très cher, laisse-toi convaincre par moi et l’inscription de Delphes « Connais-toi toi-même » que ce sont eux tes rivaux et non pas ceux que tu crois. Et nous ne pouvons l’emporter sur eux par rien d’autre que par le soin et la technique. »

Alcibiade 129a-b (trad.J.-F.Pradeau)
Socrate vient de montrer à Alcibiade la nécessité de déterminer ce qu’est le soi-même pour pouvoir découvrir quelle est la technique qui l’améliore.

SOCRATE - Seulement, est-ce une chose facile que de se connaître soi-même, et est-ce un insouciant qui a mis cette inscription au temple de Delphes, ou bien est-ce une tâche difficile qui n'est pas à la portée de tous ?
ALCIBIADE - Moi, Socrate, j'ai souvent pensé quelle était à la portée de tous, mais souvent aussi très difficile.
SOCRATE - Mais quelle soit facile ou pas, Alcibiade, nous en sommes néanmoins là: en nous connaissant nous-mêmes, nous pourrions sans doute connaître la manière de prendre soin de nous-mêmes. Sans cela, nous ne le pourrions pas.
ALCIBIADE - C'est cela.
SOCRATE - Voyons, comment pourrait être découvert ce soi-même lui-même. Car ainsi, nous pourrions peut-être découvrir ce que nous sommes nous-mêmes, tandis que si nous restons dans l'ignorance, cela nous sera impossible.

Alcibiade 132c-133c (trad.J.-F.Pradeau)

SOCRATE - Comment pourrions-nous maintenant savoir le plus clairement possible ce qu’est « soi-même ». Il semble que lorsque nous le saurons, nous nous connaîtrons aussi nous-mêmes. Mais par les dieux, cette heureuse parole de l'inscription delphique que nous rappelions à l'instant, ne la comprenons-nous pas ?
ALCIBIADE – Qu’as-tu à l'esprit en disant cela Socrate ?
SOCRATE - Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que nous dit et nous conseille cette inscription. Il n'y en a peut-être pas beaucoup de paradigmes, si ce n'est la vue.
ALCIBIADE -  Que veux-tu dire par là?
SOCRATE - Examine la chose avec moi . Si c’était à notre regard, comme à un homme que cette inscription s'adressait en lui conseillant : « regarde-toi toi-même », comment comprendrions-nous cette exhortation ? Ne serait-ce pas de regarder un objet dans lequel l'oeil se verrait lui-même ?
ALCIBIADE – Evidemment.
SOCRATE - Quel est, parmi les objets, celui vers lequel nous pensons qu’il faut tourner notre regard pour à la fois le voir et nous voir nous-mêmes ?
ALCIBIADE – C’est évidemment un miroir, Socrate, ou quelque chose de semblable.
SOCRATE - Bien dit. Mais, dans l'oeil grâce auquel nous voyons, n'y a-t-il pas quelque chose de cette sorte?
ALCIBIADE – Bien sûr.
SOCRATE - N'as-tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l'oeil de quelqu'un qui nous fait face, notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir, ce qu'on appelle aussi la poupée, car elle est une image de celui qui regarde ?
ALCIBIADE – Tu dis vrai.
SOCRATE - Donc, lorsqu'un oeil observe un autre oeil et qu'il porte son regard sur ce qu'il y a de meilleur en lui, c'est-à-dire ce par quoi il voit, il s’y voit lui-même.
ALCIBIADE - C'est ce qu'il semble.
SOCRATE - Mais si, au lieu de cela, il regarde quelque autre partie de l'homme ou quelque autre objet, à l'exception de celui auquel ce qu'il y a de meilleur en l'oeil est semblable, alors il ne se verra pas lui-même.
ALCIBIADE - Tu dis vrai.
SOCRATE - Ainsi, si l'oeil veut se voir lui-même, il doit regarder un oeil et porter son regard sur cet endroit où se trouve l'excellence de l'oeil. Et cet endroit de l’œil, n'est-ce pas la pupille ?
ALCIBIADE - C'est cela.
SOCRATE - Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l'âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l'âme où se trouve l'excellence de l'âme, le savoir, ou sur une autre chose à laquelle cet endroit de l'âme est semblable.
ALCIBIADE - C'est ce qu'il me semble, Socrate.
SOCRATE - Or, peut-on dire qu'il y a en l'âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion ?
ALCIBIADE - Nous ne le pouvons pas.
SOCRATE - C'est donc au divin que ressemble ce lieu de l'âme, et quand on porte le regard sur lui et que l'on connaît l'ensemble du divin, le dieu et la réflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même.
ALCIBIADE – C’est ce qu’il semble

Protagoras 343a-b (trad.F.Ildefonse)
Socrate fait l’exégèse d’un poème de Simonide.Il évoque l’éducation lacédémonienne et en particulier le style ramassé « décoché comme un trait redoutable ». Les septs Sages de la Grèce – Thalès, Pittacos, Bias, Solon, Cléobule, Myson et Chilon – auraient été fervents de l’éducation lacédémonienne.

« Tous étaient des partisans fervents, des amoureux et des disciples de l’éducation lacédémonienne ; et l’on se rend bien compte que leur savoir est de cet ordre, si l’on se rappelle les formules brèves, mémorables, prononcées par chacun d’eux lorsqu’ils se réunirent ensemble pour offrir à Apollon dans son temple les prémices de leur savoir, et qu’ils écrivirent ces mots que tous reprennent : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ».

Phèdre 229c-230a
Phèdre interroge Socrate sur la véracité du mythe de l’enlèvement d’Orithye par Borée. Socrate refuse l’interprétation allégorique du mythe pour se concentrer sur lui-même.

Eh bien, si j'en doutais, comme les doctes, je ne serais pas un original. Cela m'amènerait à déclarer doctement qu'un coup de vent boréal a fait tomber Orithye du haut des rochers voisins, alors qu'elle jouait avec Pharmacée , et que ce sont les circonstances mêmes de sa mort qui expliquent le récit de son enlèvement par Borée. Pour ma part, Phèdre, j'estime que des explications de ce genre ont du charme, mais il y faut trop de génie, trop de labeur, et l'on n'y trouve pas le bonheur, ne fût-ce que pour cette raison : quand on a commencé, on est obligé de rectifier l'image des Hippocentaures, puis celle des Chimères; et nous voilà submergés par une masse de créatures de ce genre, Gorgones ou Pégases, par une multitude d'autres êtres prodigieux, autant que par l'étrangeté de créatures monstrueuses. Si on est sceptique et si on veut ramener chacun de ces êtres à la vraisemblance, et cela en faisant usage de je ne sais quelle science grossière, la chose demandera beaucoup de loisir. Or, je n'ai absolument aucun loisir à consacrer à cet exercice, et en voici la raison, mon ami : je ne suis pas encore capable, comme le demande l'inscription de Delphes, de me connaître moi- même; dès lors, je trouve qu'il serait ridicule de me lancer, moi, à qui fait encore défaut cette connaissance, dans l'examen de ce qui m'est étranger. Voilà donc pourquoi je dis « au revoir» à cet exercice, m'en reportant sur le sujet à la tradition. Je le déclarais à l'instant : ce n'est pas ces créatures que je veux scruter, mais moi-même. Se peut-il que je sois une bête plus complexe et plus fumante d'orgueil que Typhon? Suis-je un animal plus paisible et plus simple, qui participe naturellement à une destinée divine et qui n'est pas enfumé d'orgueil ? Mais, à propos, mon ami, n'est-ce pas l'arbre vers lequel précisément tu nous menais ?

Timée 71e-72a (trad.L.Brisson)
Dans ce passage sur le rôle du foie, Platon défend l’idée que la divination, l’enthousiasme prend la place de la raison humaine et que l’homme ne comprend ce qui a été proféré que lorsqu’il retrouve son bon sens.

Au contraire, c'est à l'homme dans son bon sens qu'il appartient de comprendre, après se les être remémorées, les paroles proférées à l'état de veille ou en songe sous l'effet de la divination et de l'enthousiasme et, tout ce qu'il a eu comme apparition, d'expliquer par le raisonnement de quelle manière et pour qui tout cela signifie quelque chose de mauvais ou de bon, que ce soit pour le présent, le passé ou le futur; tant que l'homme pris de folie reste dans cet état, il n'arrive pas à porter un jugement sur ce qu'il a lui-même vu et entendu, mais le vieil adage est juste, qui veut que « C'est au sage seul qu'il convient d'accomplir la tâche qui est sienne et de se connaître lui-même. »

Philèbe 48e-49a (trad.A.Diès)
Socrate étudie les formes mixtes de plaisir et de douleur, notamment le plaisir procuré par la comédie : la joie que l’on éprouve du mal qui atteint autrui est l’envie. On ressent cette joie où autrui est ridicule lorsqu’il s’illusionne sur ses capacités et qualités réelles, tant sur le plan de la richesse que sur celui de la beauté et de l’excellence et qu’il est faible et sans pouvoir. Le précepte delphique intervient pour montrer que l’illusion sur soi-même est un mal.
SOCRATE. - Or l'ignorance est un mal, et ce que nous appelons stupidité l'est aussi.
PROTARQUE. - Et comment !
SOCRATE. - Vois donc, par là, quelle est la nature du ridicule.
PROTARQUE.- Explique-toi.
SOCRATE. - En somme, c'est un vice, mais qui emprunte son nom à une disposition spéciale;     c'est, dans toute la généralité du vice, la partie qui s'oppose directement à la disposition recommandée par l'inscription de Delphes.
PROTARQUE.- Tu veux dire le « connais-toi toi-même », Socrate.
SOCRATE. - Oui. Le contraire serait évidemment de ne pas se connaître soi-même.
PROTARQUE.- Sans contredit.
SOCRATE. - O Protarque, essaie de diviser en trois cette dernière disposition.
PROTARQUE. - Comment cela ! Je crains de n'en être pas capable.
SOCRATE. - Tu prétends alors que c'est à moi de faire cette division ?
PROTARQUE.- Je le prétends, et je fais plus que le prétendre: je t'en prie.
SOCRATE. - Tous ceux qui se méconnaissent eux-mêmes ne sont-ils pas nécessairement victimes de cette illusion à l'un des trois points de vue suivants ?
PROTARQUE.- Lesquels .
SOCRATE. - D'abord au point de vue de la fortune, quand ils se croient plus riches qu'ils ne le sont en réalité.
PROTARQUE.- Il y en a certes beaucoup qui ont ce défaut.
SOCRATE. - Beaucoup plus encore qui se croient plus grands et plus beaux qu'ils ne sont et, pour tout ce qui est du corps, s'attribuent des supériorités qu'ils n'ont réellement pas.
PROTARQUE. - Certainement.
SOCRATE. - Mais les plus nombreux, je crois, sont d'emblée ceux qui pèchent par la troisième sorte d’ignorance, relative aux qualités de l’âme, et se croient supérieurs en vertu alors qu’ils ne le sont point.
PROTARQUE.- D’emblée, assurément.
SOCRATE. – Mais, parmi les vertus, n’est-ce pas la sagesse que le plus grand nombre prétend à toutes forces posséder et se remplit ainsi de dispute et de faux semblants de sagesse ?
PROTARQUE. – Comment ne pas le voir ?
SOCRATE. – On peut donc affirmer que cette ignorance est un mal, quelque forme qu’elle prenne.

Lois XI 923a (trad.A.Diès)
Le législateur considère que les dernières volontés du mourant concernant son héritage sont guidées avant tout par les passions ; il est donc nécessaire de codifier précisément les lois de l’héritage. Le législateur harangue ainsi le mourant :

« Mes amis, dirons-nous, vous qui ne durez exactement qu’un jour, il vous est difficile non seulement de connaître ce qui est à vous, mais, comme le dit l’inscription de Delphes, de vous connaître vous-mêmes dans le moment présent. Moi donc, législateur, je déclare que ni vous ni ces biens dont vous parlez ne vous appartenez… »

Lecture hégélienne du « Connais-toi toi-même »
Encyclopédie des sciences philosophiques Introduction de la « Philosophie de l’Esprit » §377 (trad.M.de Gandillac)


La connaissance de l’esprit est la plus concrète de toutes, par conséquent la plus haute et la plus difficile. Connais-toi toi-même, ce précepte absolu, ni auprès de lui-même ni dans les circonstances historiques où il fut énoncé, n’a la simple signification d’une connaissance-de-soi d’après les aptitudes, le caractère, les inclinations et les faiblesses particuliers de l’individu, mais il signifie la connaissance de ce qui est véritable dans l’homme et aussi bien de ce qui est véritable auprès de et pour soi, - l’essence même en tant qu’esprit. La philosophie de l’esprit ne signifie pas davantage ce qu’on appelle la connaissance-des-hommes, celle qui s’est efforcée également d’explorer les particularités, les passions, les faiblesses d’autres hommes, ce qu’on nomme les replis du cœur humain, - connaissance qui, d’une part, n’a de sens que si l’on présuppose la connaissance de l’universel, de l’homme, et donc essentiellement de l’esprit, qui, d’autre part, s’occupe des existences du spirituel qui sont contingentes, insignifiantes, sans-vérité, mais ne pénètre pas jusqu’à ce qui est substantiel, jusqu’à l’esprit lui-même.
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Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère Empty Re: Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère

par Robin Dim 20 Juil 2014 - 15:14
@ Ruthven

Merci pour ces passionnantes précisions sur le "Connais-toi toi-même". Il me semble qu'il y a trois interprétations possibles de cette sentence :

a) une invitation à l'introspection (connaître ses qualités, ses défauts, son "caractère") qui est évidemment anachronique.

b) Une invitation à la mesure : "Sache que tu es un homme et non un dieu. (un intermédiaire entre les dieux et les bêtes).

c) Une invitation (socratique) à saisir et à réaliser la part divine qui est en nous. Et du coup, il semble y avoir contradiction avec l'interprétation b).

Ce qui se dégage des différents textes que vous présentez est que la maxime du temple de Delphes (pour Platon, sinon pour Socrate, mais n'entrons pas dans ce débat sans fin) est une invitation à chercher la part divine qui est en nous, mais sans rivaliser pour autant avec les dieux.

La notion de "caractère", postule une sorte de noyau stable de la personnalité dont on peut contester l'existence et on ne s'est pas privé de le faire (cf. la critique de la notion de "personnage" dans le nouveau roman).

Pour Hannah Arendt le point d'appui de l'éthique est la question de l'essence de la personne (le "daïmôn"), que l'on trouve chez Socrate sous la forme d'une voix intérieure qui lui conseille de ne pas se soustraire aux Lois de la Cité (la partie de l'âme qui est tournée vers le Bien) et la réponse en termes de "vocation" ("être appelé à", "répondre à un appel, ce terme n'ayant pas de signification spécifiquement religieuse).

"Eudaimonia" ne signifie ni bonheur, ni béatitude, c'est un mot que l'on ne peut traduire, ni peut-être même expliquer. Il exprime une idée de bénédiction, mais sans nuances religieuses, et signifie littéralement quelque chose comme le bien-être du daïmôn qui accompagne chacun des hommes dans sa vie, qui est son identité distincte, mais qui n' apparaît, qui n'est visible qu'aux autres..." (Condition de l'homme moderne, p. 252)

C'est parce que chacun d'entre nous "possède" une essence qui lui est propre (plutôt qu'une "nature humaine") qu'il peut éventuellement résister à la mainmise de la société moderne sur tous les aspects de la vie sous la forme du machinisme, de la technique et de la consommation. Ce n'est pas vers l’Être (catégorie la plus vague et la plus générale), comme le veut Heidegger, que nous devons nous tourner, mais vers nous-mêmes.


Dernière édition par Robin le Dim 20 Juil 2014 - 16:29, édité 2 fois
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User5899
Demi-dieu

Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère Empty Re: Gaston Berger, Traité pratique d'analyse du caractère

par User5899 Dim 20 Juil 2014 - 16:19
Robin a écrit:
Cripure a écrit:Il n'existe pas à ma connaissance d'injonction socratique "Connais-toi toi-même". C'est une maxime gravée au fronton du temps d'Apollon à Delphes, maxime commentée dans un ou deux dialogues de Platon SJNM.

Oui, c'est tout à fait exact. D'ailleurs la maxime n'a rien à voir avec l'introspection et ce que nous appelons aujourd'hui "psychologie". Elle signifie probablement : "Connais tes limites. Sache que tu es un homme et non un dieu." J'ai cherché un titre alléchant et j'ai déjà réussi à attirer un ours !  :lol: 
Ce sont paroles ailées, douces comme le miel ! Wink

Ruthven, grand merci pour cette compil' de l'été  yesyes yesyes 
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