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Astolphe33
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par Astolphe33 Dim 18 Avr 2021 - 19:16
tannat a écrit:
Invocation des Mânes et non des muses (ou de la Muse) et sans doute plus encore des poètes disparus... S'agit-il de faire resurgir des Enfers les âmes des poètes disparus, pour obtenir d'eux la fureur divine qui génère une parole créatrice et féconde ?
Il me semble que c'est à peu près ça. Une invocation magique, comme quand on fait surgir les morts dans la nécromancie, et qui place le poète dans une posture de célébration de ces puissances tutélaires (les "esprits" des poètes antiques). Avec toujours l'ambiguïté que cette célébration (geste typiquement lyrique, "célébrer jusques à l'extrémité", c'est le but du poète lyrique selon Ronsard) se confond avec une mise en scène, une "scénographie" sacrée "à l'antique", qui met en relief la voix propre du poète moderne, la force de sa voix : le poème est à la fois centré sur VOUS et sur JE.
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par Ponocrates Dim 18 Avr 2021 - 19:56
tannat a écrit:
Sonnet I a écrit:Divins Esprits, dont la poudreuse cendre
Gît sous le faix de tant de murs couverts,
Non votre los, qui vif par vos beaux vers
Ne se verra sous la terre descendre,

Si des humains la voix se peut étendre
Depuis ici jusqu'au fond des enfers,
Soient à mon cri les abîmes ouverts
Tant que d'abas vous me puissiez entendre.

Trois fois cernant sous le voile des cieux
De vos tombeaux le tour dévotieux,
A haute voix trois fois je vous appelle :

J'invoque ici votre antique fureur,
En cependant que d'une sainte horreur
Je vais chantant votre gloire plus belle.

Invocation des Mânes et non des muses (ou de la Muse) et sans doute plus encore des poètes disparus... S'agit-il de faire resurgir des Enfers les âmes des poètes disparus, pour obtenir d'eux la fureur divine qui génère une parole créatrice et féconde ?
Très possible pour le furor antique et les "divins esprits" dont la louange survit, mais n'y aurait-il pas "en même temps" une allusion au psaume 130, proposant une inversion- au lieu d'implorer le Seigneur depuis l'abîme, on implore et on glorifie les esprits humains qui sont dans les abîmes ? Il y aurait alors un intéressant jeu de réécriture, à la limite du blasphème, en particulier, précisément par l'insistance sur le chiffre trois.
Mais, bon, méfiez-vous, j'ai tendance à couper les cheveux en quatre et à voir des allusions partout.

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par tannat Dim 18 Avr 2021 - 20:12
Astolphe33 a écrit:
tannat a écrit:
Invocation des Mânes et non des muses (ou de la Muse) et sans doute plus encore des poètes disparus... S'agit-il de faire resurgir des Enfers les âmes des poètes disparus, pour obtenir d'eux la fureur divine qui génère une parole créatrice et féconde ?
Il me semble que c'est à peu près ça. Une invocation magique, comme quand on fait surgir les morts dans la nécromancie, et qui place le poète dans une posture de célébration de ces puissances tutélaires (les "esprits" des poètes antiques). Avec toujours l'ambiguïté que cette célébration (geste typiquement lyrique, "célébrer jusques à l'extrémité", c'est le but du poète lyrique selon Ronsard) se confond avec une mise en scène, une "scénographie" sacrée "à l'antique", qui met en relief la voix propre du poète moderne, la force de sa voix : le poème est à la fois centré sur VOUS et sur JE.
Pour apprendre d'eux ? Pour montrer à Henri II la puissance de la lyre sur l'empire ou la Monarchie (je vais un peu loin, sans doute) ?
Rituel sacré mais païen dans un XVIe qui verra bientôt naître les "troubles religieux"... Communion avec qui : Homère ou Virgile ?
H => Nekuia : Ulysse, Anticlée -> symbolique des choses que l'on ne peut plus saisir comme la Rome antique à l'époque de Du Bellay ?
ou
V => Catabase : Enée et Anchise ->Énée, lui aussi, veut serrer son père dans ses bras : "trois fois l'image en vain saisie échappe de ses mains, pareille aux vents légers, semblables à l'envol du sommeil" mais discours d'Anchise est prophétique et philosophique (// avec LADR ?) ; Rome = descente aux Enfers pour DB et discours des sonnets = prophétique historique et révélation philosophique ?

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« C'est un malheur que les hommes ne puissent d'ordinaire posséder aucun talent sans avoir quelque envie d'abaisser les autres.» Vauvenargues
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par tannat Dim 18 Avr 2021 - 20:14
Ponocrates a écrit:
tannat a écrit:
Sonnet I a écrit:Divins Esprits, dont la poudreuse cendre
Gît sous le faix de tant de murs couverts,
Non votre los, qui vif par vos beaux vers
Ne se verra sous la terre descendre,

Si des humains la voix se peut étendre
Depuis ici jusqu'au fond des enfers,
Soient à mon cri les abîmes ouverts
Tant que d'abas vous me puissiez entendre.

Trois fois cernant sous le voile des cieux
De vos tombeaux le tour dévotieux,
A haute voix trois fois je vous appelle :

J'invoque ici votre antique fureur,
En cependant que d'une sainte horreur
Je vais chantant votre gloire plus belle.

Invocation des Mânes et non des muses (ou de la Muse) et sans doute plus encore des poètes disparus... S'agit-il de faire resurgir des Enfers les âmes des poètes disparus, pour obtenir d'eux la fureur divine qui génère une parole créatrice et féconde ?
Très possible pour le furor antique et les "divins esprits" dont la louange survit,  mais n'y aurait-il pas "en même temps" une allusion au  psaume 130, proposant une inversion- au lieu d'implorer le Seigneur depuis l'abîme, on implore et on glorifie les esprits humains qui sont dans les abîmes ? Il y aurait alors un intéressant jeu de réécriture, à la limite du blasphème, en particulier, précisément par l'insistance sur le chiffre trois.
Mais, bon, méfiez-vous, j'ai tendance à couper les cheveux en quatre et à voir des allusions partout.
Euh, moi aussi... du coup j'adore la référence et je prends ; je vais noter et chercher plus avant.

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par Astolphe33 Dim 18 Avr 2021 - 20:25
Ponocrates a écrit:
Très possible pour le furor antique et les "divins esprits" dont la louange survit,  mais n'y aurait-il pas "en même temps" une allusion au  psaume 130, proposant une inversion- au lieu d'implorer le Seigneur depuis l'abîme, on implore et on glorifie les esprits humains qui sont dans les abîmes ? Il y aurait alors un intéressant jeu de réécriture, à la limite du blasphème, en particulier, précisément par l'insistance sur le chiffre trois.
Mais, bon, méfiez-vous, j'ai tendance à couper les cheveux en quatre et à voir des allusions partout.

Ça me semble en effet tiré par les cheveux Very Happy Il n'y a pas de comparaison entre l'abîme du De profundis et les abîmes des enfers qui sont ici "neutres" si on peut dire. Les "esprits" ne sont pas dans les abîmes parce qu'ils souffrent, ont péché, etc., et on les glorifie uniquement parce que ce sont de grands poètes. Je ne vois pas bien quel indice pourrait étayer l'idée d'une réécriture transgressive du Psaume, quand toute la scénographie de ce sonnet est franchement à l'antique (d'ailleurs tu dis "très possible" pour la référence au furor et aux poètes défunts, mais c'est tout simplement littéral). On peut toujours l'interpréter comme tu fais, liberté du lecteur, mais quelle serait l'intention de DB en l'occurrence et dans le contexte du recueil ? Je ne vois pas bien. Si on suit ta lecture, le chiffre trois ferait allusion à quoi en contexte judéo-chrétien ?
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par Astolphe33 Dim 18 Avr 2021 - 20:42
tannat a écrit:
Pour apprendre d'eux ? Pour montrer à Henri II la puissance de la lyre sur l'empire ou la Monarchie (je vais un peu loin, sans doute) ?
Possible, je ne sais pas.

tannat a écrit:Rituel sacré mais païen dans un XVIe qui verra bientôt naître les "troubles religieux"...

Je ne vois pas ce que viennent faire ici les guerres de religion, il ne faut quand même pas tout mélanger. Que le rituel soit païen ne pose pas de problème, on est en plein dans le code poétique de la Renaissance.

tannat a écrit:Communion avec qui : Homère ou Virgile ?
Mais pourquoi choisir, désigner l'un ou l'autre ? Au reste on est dans Les Antiquités de Rome, donc ce sont Virgile, Horace tout autant (Exegi monumentum etc.), quelques autres. Ça n'exclut pas le modèle homérique, imité par Virgile, mais précisément le propos est global. De même le "trois fois" se trouve très largement dans la littérature antique, associé à une pratique rituelle, religieuse ou magique (formules d'invocation, énoncées trois fois – avec un écho dans les anaphores par trois du culte catholique, type Sanctus). De mon point de vue, il y a une différence entre appeler par trois fois et essayer par trois fois d'embrasser une ombre. On ne peut pas décontextualiser le "trois fois", qui est nécessairement lié ici à la profération, à la voix. Je crois qu'il faut faire très attention et ne pas picorer tel ou tel élément isolément, puis lancer le traqueur d'allusions.
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par Ponocrates Dim 18 Avr 2021 - 21:21
Par acquit de conscience j'ai regardé un peu sur un internet et je suis tombée sur cet article sur Le Songe https://journals.openedition.org/lcc/208 qui me paraît très intéressant- bon, en particulier parce que je ne connais pas le Songe. Entre autres, il montre l'intrication  d'un hypotexte de l'antiquité gréco-romaine mais aussi biblique dans le Songe, qui est selon l'auteur un prolongement sans solution de continuité des Antiquités.

Astolphe a écrit:Ça me semble en effet tiré par les cheveux Il n'y a pas de comparaison entre l'abîme du De profundis et les abîmes des enfers qui sont ici "neutres" si on peut dire. Les "esprits" ne sont pas dans les abîmes parce qu'ils souffrent, ont péché, etc., et on les glorifie uniquement parce que ce sont de grands poètes.
C'est précisément là que serait la transgression
Si des humains la voix se peut étendre

Depuis ici jusqu’au fond des enfers,

Soient à mon cri les abîmes ouverts

Tant que d’abas vous me puissiez entendre.
Ressemble à une inversion de "De profundis clamavi ad te, Domine; "/Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Seigneur"
La première strophe:
Divins esprits, dont la poudreuse cendre

Gît sous le faix de tant de murs couverts,

Non votre los, qui vif par vos beaux vers

Ne se verra sous la terre descendre,

Construit la légitimité et la singularité de l'entité invoquée- avec l'antithèse entre la partie mortelle et la partie immortelle qui n'est pas l'âme, comme attendu, mais la louange. Ce n'est plus un "domine" , le Seigneur que le fidèle supplie, ( et, fait intéressant, ce n'est plus non plus comme vous l'avez  souligné la Muse invoquée au début de l'épopée pour inspirer le poète) mais d'autres hommes maintenus vivants par l'action d'autres hommes, le fait qu'ils soient lus (?), en tout cas que l'on souhaite s'inspire d'eux et qu'on les célèbre "Je vais chantant vostre gloire plus belle."
Dans le "De profundi", la parole humaine cherche à susciter la protection, la miséricorde divine pour son propre salut. Ici le poète invoque, convoque les esprits anciens pour qu'ils l'inspirent tout en les rendant immortels lui-même par ses louanges - mais vous noterez qu' aucun nom n'est donné.
Que l'on soit dans un contexte chrétien ou  gréco-romain, le fait qu'il y ait une médiation humaine, et non plus un appel direct à une divinité, le fait que le poète se montre comme agissant par sa parole poétique, me semblent en rupture avec les modèles antiques.
La persona du poète me rappelle - même si elle très différente- l'orgueil de celle de Ronsard dans le début des Amours "Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte", où il se met en scène, même vaincu, comme la victime du Dieu Amour lui-même.


Astolphe a écrit:
Je ne vois pas bien quel indice pourrait étayer l'idée d'une réécriture transgressive du Psaume, quand toute la scénographie de ce sonnet est franchement à l'antique (d'ailleurs tu dis "très possible" pour la référence au furor et aux poètes défunts, mais c'est tout simplement littéral). On peut toujours l'interpréter comme tu fais, liberté du lecteur, mais quelle serait l'intention de DB en l'occurrence et dans le contexte du recueil ? Je ne vois pas bien. Si on suit ta lecture, le chiffre trois ferait allusion à quoi en contexte judéo-chrétien ?
 Pour le chiffre trois, il peut en effet s'agir d'un souvenir des libations grecques, mais la première chose à laquelle je pense c'est l'importance de la trinité. Mais de toute façon, le chiffre trois apparaît aussi dans les trois reniements de Pierre ou les trois tentations de Jésus. Ce type de répétition n'est pas inhabituelle dans la Bible. Il y a surtout la répétition trois fois de Saint ( et le mot "sainte" apparaît dans le premier tercet de Du Bellay) dans l'Ancien Testament, Esaïe, Saint, saint, saint est le Seigneur des armées célestes. " et dans l'Apocalypse "Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu , le Tout-Puissant, celui qui était, qui est et qui vient." Ce dernier passage souligne le caractère éternel de Dieu, or précisément le poème liminaire met en scène une forme d'immortalité pour l'Homme grâce à son oeuvre (le los) et à la transmission -par l'inspiration, l'imitation ?- du furor aux successeurs.
Il me semble, mais encore une fois je peux me tromper, que Les Antiquités évoquent à la fois la Rome de l'Antiquité et la Rome chrétienne. Il me paraît alors peu vraisemblable que le poème liminaire ne convoque pas à la fois la culture chrétienne et la culture antique.
edit:merci NLM Wink


Dernière édition par Ponocrates le Dim 18 Avr 2021 - 23:45, édité 1 fois

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par tannat Dim 18 Avr 2021 - 22:25
Astolphe33 a écrit:
tannat a écrit:
Pour apprendre d'eux ? Pour montrer à Henri II la puissance de la lyre sur l'empire ou la Monarchie (je vais un peu loin, sans doute) ?
Possible, je ne sais pas.
Je dis ça parce que le dernier poème reprend certain des éléments des deux premiers sonnets.
Voici le XXXII
Espérez-vous que la postérité
Doive, mes vers, pour tout jamais vous lire?
Espérez-vous que l'œuvre d'une lyre
Puisse acquérir telle immortalité?

Si sous le ciel fût quelque éternité,
Les monuments que je vous ai fait dire,
Non en papier, mais en marbre et porphyre,
Eussent gardé leur vive antiquité.

Ne laisse pas toutefois de sonner,
Luth, qu'Apollon m'a bien daigné donner :
Car si le temps ta gloire ne dérobe,

Vanter te peux, quelque bas que tu sois,
D'avoir chanté, le premier des François,
L'antique honneur du peuple à longue robe.


tannat a écrit:Rituel sacré mais païen dans un XVIe qui verra bientôt naître les "troubles religieux"...

Astolphe33 a écrit:Je ne vois pas ce que viennent faire ici les guerres de religion, il ne faut quand même pas tout mélanger. Que le rituel soit païen ne pose pas de problème, on est en plein dans le code poétique de la Renaissance.
Oui, j'entends, je me suis sans doute mal exprimée.

tannat a écrit:Communion avec qui : Homère ou Virgile ?
Astolphe33 a écrit:Mais pourquoi choisir, désigner l'un ou l'autre ? Au reste on est dans Les Antiquités de Rome, donc ce sont Virgile, Horace tout autant (Exegi monumentum etc.), quelques autres. Ça n'exclut pas le modèle homérique, imité par Virgile, mais précisément le propos est global.
Bien merci.
Astolphe33 a écrit:De même le "trois fois" se trouve très largement dans la littérature antique, associé à une pratique rituelle, religieuse ou magique (formules d'invocation, énoncées trois fois – avec un écho dans les anaphores par trois du culte catholique, type Sanctus). De mon point de vue, il y a une différence entre appeler par trois fois et essayer par trois fois d'embrasser une ombre. On ne peut pas décontextualiser le "trois fois", qui est nécessairement lié ici à la profération, à la voix. Je crois qu'il faut faire très attention et ne pas picorer tel ou tel élément isolément, puis lancer le traqueur d'allusions.
Oui alors pour le rituel, il m'a semblé que cela pouvait permettre une lecture particulière de cette section au moins dans la mesure où la dédicace me semble un peu ambiguë, tout comme la fin du recueil. Bon, je vais essayer de faire attention et quoi qu'il en soit merci beaucoup.

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par Astolphe33 Dim 18 Avr 2021 - 22:49
Merci, Ponocrates, tes arguments ainsi précisés sont vraiment intéressants. Cependant on parle bien de "Divins esprits", donc les considérer comme "d'autres hommes" me semble faire bon marché de leur aura surnaturelle, ce sont des puissances tutélaires. On pourrait aussi considérer que leur "los" n'est pas réservé au poète moderne, qui ne fait que faire chorus avec la tradition qui assure leur vitalité dans la mémoire. En tout cas la question de la médiation, que tu soulignes, est cruciale ; mais je me demande si l'assimilation du poète (je) à un prêtre accomplissant une rite d'invocation/évocation postule forcément son autonomie.

Pour les résonances bibliques de trois, parfaitement d'accord sur les exemples d'invocation, mais pour moi la trinité ou même le reniement de St-Pierre ne sont précisément pas des exemples pertinents ou suffisamment homologues disons : "trois fois" définit une énonciation, une parole illocutoire. Le point, c'est bien d'appeler par trois fois, et non simplement une thématisation du nombre trois.

En tout cas je suis persuadé par ton parallèle avec le De profundis, c'est la référence au blasphème qui m'a fait d'abord tiquer.

Sinon, oui bien sûr, l'ensemble du recueil englobe les deux Rome, même si ce sonnet 1 commence justement par s'inscrire dans l'héritage du paganisme antique, mais la posture de célébration jette virtuellement un pont.

Quant au fait qu'aucun nom de poète antique soit donné, il me semble que ce n'est pas non plus le lieu, dans un sonnet sur ce registre. Une intuition, disons. Des périphrases s'imposeraient dans ce cas, qui mangeraient du vers disponible, et ce serait contre-productif étant donné la recherche de ce climat de sacralité.
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par Ponocrates Dim 18 Avr 2021 - 23:41
Astolphe33 a écrit:Cependant on parle bien de "Divins esprits", donc les considérer comme "d'autres hommes" me semble faire bon marché de leur aura surnaturelle, ce sont des puissances tutélaires.
Le poète insiste pourtant bien sur l'antithèse entre la cendre et le los, entre la partie humaine, mortelle, périssable "temporelle" et celle qui survit( qui devrait être spirituelle, mais du côté de l'âme et qui est ramenée ici à deux formes différentes,  la louange et le furor via l'inspiration, c'est-à-dire dans les deux cas une survie liée à la profération par les vivants sans aucune intervention transcendante. Sans même évoquer ici la question de la double nature qui est éminemment théologique, il ne s'agit pas, naturellement, de n'importe quels hommes, mais de poètes, eux aussi, que le sonnet contribue précisément à diviniser. Encore une fois, il me semble qu'il y a là une subversion de ce qui serait attendu ( invocation à une pure divinité, Muses en particulier pour le furor poeticus ou Dieu) en mettant la double figure du Poète ( morts mais divins, vivant et évoquant les esprits des poètes défunts) au centre du dispositif.
Astolphe33 a écrit:
On pourrait aussi considérer que leur "los" n'est pas réservé au poète moderne, qui ne fait que faire chorus avec la tradition qui assure leur vitalité dans la mémoire.

Certes, mais vous noterez qu'ici ce qui est mis en scène c'est précisément l'acte d'invocation du poète, et qu'encore une fois, paradoxalement, aucun nom, aucune périphrase ne vient identifier clairement ces "divins esprits". Mais on peut peut-être y voir une simple fonction programmatrice du sonnet, mettant le lecteur en appétit, l'invitant à découvrir précisément dans les allusions plus ou moins directes du recueil qui sont ces "divins esprits". Du Bellay se situe dans une lignée de poètes, hommes comme lui de leur vivant, capables alors d'enthousiasme, se distinguant certes parce que l'on appellera deux siècles plus tard le "génie" - au sens apparaissant dans le dictionnaire de l'Académie de 1835.

Pour la question de la profération par trois fois, voir ma remarque sur "Saint" qui rejoint la vôtre sur sanctus.
Astolphe33 a écrit: mais je me demande si l'assimilation du poète (je) à un prêtre accomplissant une rite d'invocation/évocation postule forcément son autonomie.
Je ne suis pas sûre de comprendre la fin de votre phrase.

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par Ponocrates Lun 19 Avr 2021 - 8:53
Sinon, pour les trois fois, cela rejoint les trois libations faites pour les morts, mentionnées aussi dans cet article :  https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1981_num_198_4_4830
J'ignore quelles tragédies antiques avait lues Du Bellay, mais il y a peut-être aussi une atmosphère de tragédie dans le sonnet. Muret dans son Jules César en latin, Jodelle dans la Cléopâtre captive font parler des morts et Du Bellay connaissait ces pièces.
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par tannat Lun 19 Avr 2021 - 9:07
J'ai lu cet article aussi...
J'ai plus de mal avec la lecture chrétienne du recueil mais j'y viens.

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par Hannibal Lun 19 Avr 2021 - 10:39
Je rejoins les remarques d'Astolphe.
A l'orée du recueil, il s'agit d'invoquer le génie antique, sans pour autant s'enfermer dans l'imitation d'un modèle unique. La remarque initiale d'Astolphe sur le rôle de la voix me paraît éclairante : Du Bellay procède à un rituel pour réveiller et capter dans sa propre poésie la "fureur" antique. Ce faisant, il met sa voix au service des Anciens : il parle à eux, il compte parler d'eux et de leur gloire, et il aspire en outre à parler selon leur génie propre.
Mais c'est aussi le but de sa parole poétique qui se définit ici: faire revenir (par la voix) le passé à partir de ses ruines, montrer que l'âme de Rome survit moins dans ses vestiges que dans son patrimoine poétique encore fécond.

"Le corps de Rome en cendre est dévalé, (...) Mais ses écrits, qui son los le plus beau / Malgré le temps arrachent du tombeau, / Font son idole errer parmi le monde". (sonnet V)

Je ne vois aucune nécessité, pour ce sonnet I, à aller chercher des allusions chrétiennes. L'enjeu est de mettre en scène une sorte de "translatio furoris", de montrer que la flamme du génie romain antique brille à présent dans la poésie française, plutôt que dans des ruines monumentales (sonnet III : ce qui survit au temps, c'est ce qui fuit comme l'eau du Tibre ou comme cette idole errante du sonnet V, et non ce qui est "ferme", comme pouvaient l'être les monuments); il faut montrer que c'est la voix poétique qui est capable d'évoquer ce que le temps et la mort ont fait disparaître, d'une part, et de recueillir ce qu'il reste d'essentiel et de vivant dans la romanité antique, à savoir son génie littéraire.
Bref, Rome n'est plus dans Rome, parce qu'elle est dans la poésie de la Pléiade.

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Quand l'oeuf tombe sur la pierre, malheur à l'oeuf." (proverbe)
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par tannat Lun 19 Avr 2021 - 11:14
Oui, jusque là je suis parfaitement d'accord avec vous, c'est pourquoi la lecture chrétienne me semble plus difficile à saisir mais je ne la rejette pas.
Il me semble que le recueil contient aussi une chose ambiguë dans le rapport qu'il entretient avec le dédicataire.
Henri II semble avoir été un roi qui préférait le matériel, le concret (la pierre, la peinture, la sculpture) à l'impalpable, l'immatériel (la poésie, ici) la dédicace prétend offrir un "petit tableau" de ces choses matérielles (qu'il ne pouvait offrir) mais tout le recueil semble montrer que les vers sont les seules choses qui persistent dans le temps. Son cadeau est donc moins petit qu'il ne le prétend et semble être une façon (déguisée) de donner une leçon... Je lis (parfois ici et là) que le propos des Antiquités de Rome est pessimiste et qu'il médite sur le temps et le destin des royaumes mais il me semble plutôt didactique et emprunt d'une forme d'orgueil (ou du moins de fierté).

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par fame59 Mer 21 Avr 2021 - 14:04
Merci pour ces échanges sur du Bellay : c'est très éclairant. Quelle richesse dans ces sonnets !

Petite question de néophyte : faut-il analyser chacun de ses sonnets comme vous le faites ?
Ou alors vous opérez un choix thématique, qui permet de cerner les grands problématiques de son oeuvre ?
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par tannat Mer 21 Avr 2021 - 15:01
Non, il n'est pas nécessaire d'analyser chacun des sonnets et il vaut mieux cerner les grandes problématiques de son œuvre.


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par fame59 Mer 21 Avr 2021 - 18:49
Merci Tannat !

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par fame59 Sam 24 Avr 2021 - 18:30
Up pour Auz !
Auz
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par Auz Sam 24 Avr 2021 - 20:14
Bonjour à tous,
Ce fil est impressionnant alors que ma lecture des Regrets est très très laborieuse, peut-être aurais je dû commencer par Les Antiquités, de taille plus humaine? Mais c'est trop tard... Passons.
Je sèche sur le sonnet 19, il s'adresse à Ronsard ( comme d'habitude, relation complexe d'amitié et d'émulation, d'envie aussi, sans nul doute, malgré ce qu'en dit B. Tocanne) et le dernier tercet me laisse songeuse
Ne voyant que l'orgueil de ces monceaux pierreux,
Où me tient attaché d'un espoir malheureux,
Ce que possède moins celui qui plus y pense.

Faut-il voir dans le dernier vers une dénonciation des ambitions matérialistes de Ronsard? Merci de m'éclairer si vous pouvez...

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Astolphe33
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par Astolphe33 Dim 25 Avr 2021 - 4:45
Auz a écrit:Le dernier tercet me laisse songeuse
Ne voyant que l'orgueil de ces monceaux pierreux,
Où me tient attaché d'un espoir malheureux,
Ce que possède moins celui qui plus y pense.


Faut-il voir dans le dernier vers une dénonciation des ambitions matérialistes de Ronsard? Merci de m'éclairer si vous pouvez...

Mais quelles sont ces "ambitions matérialistes de Ronsard" ? Je ne vois pas bien, et non plus la raison pour laquelle DB les "dénoncerait".
Le dernier tercet désigne la situation romaine du poète loin de son pays, de ses amis, de la faveur royale (on connaît la chanson, si on peut dire). La difficulté vient de la périphrase au dernier vers, qui est intrigante. Screech dans son édition la trouve obscure, et renvoie au commentaire de Grimal dans son édition, qui l'identifie à la Fortune. Cf. sonnet 6, 1er tercet. Mais ce qu'on possède d'autant moins qu'on y pense davantage, cela définirait l'objet de toute sorte de désir, qui se dérobe à la possession. "Espoir malheureux" désigne cette frustration (même formule, sonnet 10, v. 7). Qu'espérait DB de son séjour à Rome, ici réduite à ses ruines ? Autre chose qu'un "servage" qui l'empêche de composer comme il voudrait, mais qui creuse aussi l'écart entre sa situation laborieuse et sa naissance aristocratique. Dans tous les cas de figure, ces derniers vers pourraient s'expliquer sans faire intervenir Ronsard, il me semble.
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par Auz Dim 25 Avr 2021 - 9:25
Je me sens très stupide et très reconnaissante, je cherche dans mes notes comment je suis parvenue à ce contresens et je ne comprends plus mon raisonnement. Merci beaucoup Astolphe, cela ne fait que confirmer que je dois travailler!

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par fame59 Mar 27 Avr 2021 - 11:01
Bonjour, Je suis en train de lire Les Antiquités et les derniers vers du sonnet VI m'interpellent

Rome seule pouvoit à Rome ressembler,
Rome seule pouvoit Rome faire trembler :
Aussi n’avoit permis l’ordonnance fatale
Qu’autre pouvoir humain, tant fust audacieux,
Se vantast d’esgaler celle qui fit esgale
Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.


Est-ce qu'on peut dire que Du Bellay pioche chez Virgile mais modifie le texte initial ( chant VI) pour  placer la grandeur de  Rome au-dessus de celle de Troie ?
J'ai du mal à comprendre la construction des 4 derniers vers.

Quel est le sujet du verbe permettre  ? Rome ?

Merci de vos éclairages ... !


Dernière édition par fame59 le Mar 27 Avr 2021 - 11:29, édité 1 fois (Raison : coquille)
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par Auz Mar 27 Avr 2021 - 11:05
Il fait référence ici je crois au translatio empirii, le rêve d'un empire qui ferait renaître la Rome antique, sa puissance et ses valeurs. DB se moque ainsi du Saint Empire romain germanique et de sa prétention.
La France aussi s'est rêvée en héritière mais DB y voit une héritière morale et non politique.
Ce n'est qu'une modeste hypothèse ( cette idée apparait dans l'introduction de François Roudaut et est peut-être applicable ici).

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par fame59 Mar 27 Avr 2021 - 11:33
Auz a écrit:Il fait référence ici je crois au translatio empirii, le rêve d'un empire qui ferait renaître la Rome antique, sa puissance et ses valeurs. DB se moque ainsi du Saint Empire romain germanique et de sa prétention.
La France aussi s'est rêvée en héritière mais DB y voit une héritière morale et non politique.
Ce n'est qu'une modeste hypothèse ( cette idée apparait dans l'introduction de François Roudaut  et est peut-être applicable ici).

Merci de ta réponse.

Où vois-tu une moquerie de du Bellay ? JE n'ai rien vu de tel... ?
Je discerne plus un enthousiasme du poète. Il compare Rome à une déesse et la met au-dessus d'autres villes célèbres.
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par Auz Mar 27 Avr 2021 - 11:40
Je ne sais plus où j'ai lu cette histoire de satire du St Empire... je ne le retrouve pas.
Rome est aussi et surtout un exemple: son destin est celui de toute civilisation qui se laisse fatalement aller à la corruption et provoque, par là, sa propre chute.

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par LDR Mar 27 Avr 2021 - 11:46
fame59 a écrit:Bonjour, Je suis en train de lire Les Antiquités et les derniers vers du sonnet VI m'interpellent

Rome seule pouvoit à Rome ressembler,
Rome seule pouvoit Rome faire trembler :
Aussi n’avoit permis l’ordonnance fatale
Qu’autre pouvoir humain, tant fust audacieux,
Se vantast d’esgaler celle qui fit esgale
Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.


Est-ce qu'on peut dire que Du Bellay pioche chez Virgile mais modifie le texte initial ( chant VI) pour  placer la grandeur de  Rome au-dessus de celle de Troie ?
J'ai du mal à comprendre la construction des 4 derniers vers.

Quel est le sujet du verbe permettre  ? Rome ?

Merci de vos éclairages ... !

La comparaison à Troie me semble évidente, comme elle l'est déjà présente chez Virgile ; je ne vois donc pas en quoi il y a modification.
Du Bellay traducteur de Virgile emprunte à Virgile les éléments surtout citadins de Rome. Et j'ai plutôt le souvenir d'un éloge de Rome dans L'Enéide, tant la Rome actuelle que celle à venir (cf. les propos d'Anchise à Enée) qui est ici repris comme motif par Du Bellay. L'idée d'une grandeur à venir de Rome s'oppose à son état actuel réduit en ruines - dichotomie entre projection de puissance (motifs de la cité idéale, de l'âge d'or recherché davantage qu'éprouvé) et réalité décevante.
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