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Aster
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Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay Empty Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay

par Aster Mer 7 Fév - 14:03
Bonjour à tous,

J'étudie le sonnet 6 des [i]Regrets[i] et j'ai un petit doute sur le traitement du "e". Je vous redonne les tercets :

"Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon coeur qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient.

De la postérité je n'ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuient.

1. L'alternance rimes masculines et féminines est respectée, car le "e" dans "ennuient" et "enfuient" est considéré comme marqueur du féminin, peu importent les consonnes qui suivent puisqu'elles ne se prononcent pas.
Vous confirmez ?
2. Le vers 14 suit un rythme décroissant en 6 / 4 / 2, le "e" d'"étranges" forme syllabe même si virgule juste après, parce que le mot qui vient ensuite commence par une consonne. Vous confirmez ?

Merci pour votre aide,
Aster
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Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay Empty Re: Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay

par Aster Mer 7 Fév - 15:14
L'édition de François Roudaut en Livre de Poche classiques les fait apparaître,
D'avance merci pour ton aide,
NLM76
NLM76
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Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay Empty Re: Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay

par NLM76 Mer 7 Fév - 15:59
Aster a écrit:
"Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon coeur qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient.

De la postérité je n'ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuient.

1. L'alternance rimes masculines et féminines est respectée, car le "e" dans "ennuient" et "enfuient" est considéré comme marqueur du féminin, peu importent les consonnes qui suivent puisqu'elles ne se prononcent pas.
Oui et non. Je pense qu'on ne parlerait pas de "marqueur du féminin", même si je peux me tromper. Il s'agit seulement de rimes féminines. D'autre part, je pense qu'au XVIe, dans un contexte de déclamation, beaucoup de gens prononçaient les consonnes finales à la pause. On doit pouvoir vérifier ça chez virga.org (Chantez-vous français ?) Ce qui importe, c'est la présence de l'-e atone, qui est certes évanescent, surtout dans le Nord; mais il est toujours prononcé en diction déclamée, sauf avant une autre voyelle — et donc aussi en fin de vers. Ainsi les partitions du XVIe indiquent une note à chanter sur cette syllabe surnuméraires, mais pas au temps fort, y compris pour la 3e personne du pluriel après voyelle. Mais c'était quand même particulièrement délicat, et il n'est pas impossible que dans ce cas précis, en réalité, Du Bellay ne le prononçât pas : il s'agirait dans ce cas d'une des très rares occurrences de véritables rimes pour l'œil [Edit : voire. En fait, si on ne prononce pas la féminine, on a un redoublement très monotone de la même rime ; je pense que Du Bellay s'en garde bien, quoique qu'une certaine monotonie soit ici nécessaire ; mais il suffit que la voyelle sous l'accent de rime soit identique, et il vaut mieux que le genre de la rime varie, pour que la monotonie ne soit pas excessive]. On peut penser à cet égard au fait que par exemple La Fontaine écrira "je vous paîrai", sans -e. Quoi qu'il en soit la présence réelle de l'-e atone jusque tard dans l'histoire de la poésie française, même après voyelle est bien attestée par la chanson  ("Allons enfants de la patri-e", certaines chansons d'Aznavour...)

2. Le vers 14 suit un rythme décroissant en 6 / 4 / 2, le "e" d'"étranges" forme syllabe même si virgule juste après, parce que le mot qui vient ensuite commence par une consonne.
Oui, bien sûr l'-e atone se prononce, puisqu'il n'est pas suivi d'une autre voyelle. La virgule n'a rien à voir avec cette affaire. Il faut penser que vous prononcez comme dans le midi; le -an- de "étranges" doit être bien allongé au préalable, de sorte que l'-e atone qui apparaît ensuite soit bien naturel. En revanche, le rythme, c'est 3 +1 +2 +1. L'-e- d'"étrange" se raccroche soit à "étran-" pour le sens, le lien lexical, et aussi à "s'enfuient" par le rythme (brève, brève, longue). Cela sonne comme "tataTAMta taTAMta". Difficile donc de parler de rythme décroissant : c'est bien plus complexe que cela. En revanche, il y a quand même quelque chose dans cette espèce de césure bucolique (ou, pour ne pas parler de façon pédante, dans cette rupture juste avant les deux dernières syllabes comptées), qui isole d'une très jolie façon le "s'enfuient" final, avec une jolie suspension entre "étranges" et "s'enfuient", et une sorte de fading redoublé sur les 2 -e- atones, à 10 et à 13.

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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
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Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay Empty Re: Traitement du "e" dans un sonnet de Du Bellay

par e-Wanderer Mer 7 Fév - 16:31
NLM76 a écrit:
Oui et non. Je pense qu'on ne parlerait pas de "marqueur du féminin", même si je peux me tromper. Il s'agit seulement de rimes féminines. D'autre part, je pense qu'au XVIe, dans un contexte de déclamation, beaucoup de gens prononçaient les consonnes finales à la pause. On doit pouvoir vérifier ça chez virga.org (Chantez-vous français ?) Ce qui importe, c'est la présence de l'-e atone, qui est certes évanescent, surtout dans le Nord; mais il est toujours prononcé en diction déclamée, sauf avant une autre voyelle — et donc aussi en fin de vers. Ainsi les partitions du XVIe indiquent une note à chanter sur cette syllabe surnuméraires, mais pas au temps fort, y compris pour la 3e personne du pluriel après voyelle. Mais c'était quand même particulièrement délicat, et il n'est pas impossible que dans ce cas précis, en réalité, Du Bellay ne le prononçât pas : il s'agirait dans ce cas d'une des très rares occurrences de véritables rimes pour l'œil. On peut penser à cet égard au fait que par exemple La Fontaine écrira "je vous paîrai", sans -e. Quoi qu'il en soit la présence réelle de l'-e atone jusque tard dans l'histoire de la poésie française, même après voyelle est bien attestée par la chanson  ("Allons enfants de la patri-e", certaines chansons d'Aznavour...)

Oui, c'est un peu ambigu : certains arts poétiques, comme celui de Pierre de Laudun d'Aigaliers (1598) signalent que l'alexandrin compte douze ou treize syllabes, le décasyllabe (ou vers commun) dix ou onze. Ledit d'Aigaliers écrit des choses qui le feraient condamner illico au bûcher de nos jours :

La ryme masculine est toute ryme qui ne se mange pas à la fin du vers & qui est comptée au nombre des syllabes du vers, & la fœminine c'est celle qui se mange, comme du Bellay le monstre en un discours au Roy :

Vos antiques ayeuls qui ont composé Sire
Tel que vous le voyez ce florissant Empire,
Comme de quatre humeurs le corps est composé,
Et comme en quatre parts le monde est divisé.


L'on voit que, Sire & Empire, sont rimes qui se perdent & se mangent à la fin du vers, & ainsi en est-il de toute syllabe qui se pert, qui est fœminine : & composé & divisé, ne se mangent point parquoy ils sont masculins, & si l'on compte les pieds [comprendre : syllabes] l'on en trouvera douze en les deux carmes [= vers] derniers, d'autant que comme masculins toutes les syllabes sont comptées, & en ces deux premiers [carmes], l'on y en trouvera treze, mais ce neanmoins les fœminines ne sont jamais en rien comptées, non plus que les femmes en guerre.
Il n'est cependant pas impossible, comme aujourd'hui chez beaucoup d'adeptes de la déclamation baroque, qu'on ait fait traîner un peu la voix sur les [e] muets, dans une sorte de valeur intermédiaire entre [e] atone et [e] véritablement muet.

Pour moi, le v. 14 est un tétramètre (4 mesures de 3 syllabes) :
Et les Mu/ses de moi, // comme étran/ges, s'enfuient.

Je mets en gras les syllabes accentuées (deux coupes enjambantes sur Muses et étranges, ce qui est parfaitement régulier : la coupe tombe au milieu du mot si l'accentuation le commande. Et on a très normalement un accent à l'hémistiche au moment de la césure, et un autre sur la dernière syllabe sonore du vers ; le [e] atone de Muses et de étranges ne porte pas l'accent mais il est prosodiquement compté devant une consonne.

Possible, comme le propose NLM76, qu'on ait un léger temps de suspension dû à la présence de la virgule avant s'enfuient. Un peu comme une coupe lyrique mais qui serait à peine marquée.


Dernière édition par e-Wanderer le Mer 7 Fév - 17:35, édité 3 fois

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par uneodyssée Mer 7 Fév - 16:43
Savoureux passage !

Point n’est besoin d’adeptes du baroque : dans mon pays, on fait entendre effectivement ces [e].
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par e-Wanderer Mer 7 Fév - 16:48
Même en prose, c'est un peu la diction de Michel Serrault, qui fait distinctement entendre les [e] normalement muets en finale.

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par uneodyssée Mer 7 Fév - 17:16
Du reste, j’entends un tétramètre comme toi.
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par NLM76 Mer 7 Fév - 18:38
e-Wanderer a écrit:
Il n'est cependant pas impossible, comme aujourd'hui chez beaucoup d'adeptes de la déclamation baroque, qu'on ait fait traîner un peu la voix sur les [e] muets, dans une sorte de valeur intermédiaire entre [e] atone et [e] véritablement muet.

Pour moi, le v. 14 est un tétramètre (4 mesures de 3 syllabes) :
Et les Mu/ses de moi, // comme étran/ges, s'enfuient.

Je mets en gras les syllabes accentuées (deux coupes enjambantes sur Muses et étranges, ce qui est parfaitement régulier : la coupe tombe au milieu du mot si l'accentuation le commande. Et on a très normalement un accent à l'hémistiche au moment de la césure, et un autre sur la dernière syllabe sonore du vers ; le [e] atone de Muses et de étranges ne porte pas l'accent mais il est prosodiquement compté devant une consonne.

Possible, comme le propose NLM76, qu'on ait un léger temps de suspension dû à la présence de la virgule avant s'enfuient. Un peu comme une coupe lyrique mais qui serait à peine marquée.
J'ai mis en gras les verbes utilisés par @e-wanderer, pour faire remarquer une chose. Les questions prosodiques ne sont pas des questions, comment dirais-je, essentialistes ni ontologiques. La question n'est pas de savoir si c'est ou ce n'est pas un tétramètre, mais de savoir comment on peut dire ce vers ; et l'écriture ici permet un subtil "swing" qu'il est à mon avis intéressant d'analyser dans ses diverses potentialités. Autrement dit, la question est autant de savoir comment on a pu le dire au XVIe siècle que de se demander comment on pourrait le dire au XXIe siècle : ce n'est pas seulement une question théorique ; c'est fondamentalement une question pratique.

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par Aster Mer 7 Fév - 19:34
Merci pour vos réponses ! Je vais prendre le temps de tout bien relire,
A quoi servent les virgules alors, si le texte ne respire pas avec elles ?
NLM76
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par NLM76 Mer 7 Fév - 19:59
En l'espèce, on peut ne pas faire de silence, et le remplacer par un allongement très marqué de la voyelle qui précède la virgule : comme étrhanhanhan-ge-s'en-fuit.

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par Maudramme Mer 7 Fév - 20:02
Aster a écrit:2. Le vers 14 suit un rythme décroissant en 6 / 4 / 2, le "e" d'"étranges" forme syllabe même si virgule juste après, parce que le mot qui vient ensuite commence par une consonne. Vous confirmez ?
En réalité la consonne qui commence le mot suivant n'y est pour rien : c'est le -s du pluriel qui crée la syllabe (cf. Maurice Scève et le vers "Descouverte aussi tost aux creées Essences" qui fait bien douze syllabes par exemple :p).

Je ne suis pas certain de la question concernant les virgules, mais il me semble qu'elles conduisent bien la diction du poème puisqu'on ne s'arrêterait pas autant si elles n'existaient pas (et c'est la même chose quand la ponctuation est plus forte : "L’ombre est forte. La mort est la grande geôlière"). Le cas du -e me semble rejoindre celui des liaisons en poésie, et dans les deux cas la ponctuation implique des suspensions ou des -e / liaisons plus ou moins marqués selon les situations rencontrées ("Durs, sanglants, et sortis de son flanc ténébreux ;").
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par e-Wanderer Mer 7 Fév - 23:59
NLM76 a écrit:En l'espèce, on peut ne pas faire de silence, et le remplacer par un allongement très marqué de la voyelle qui précède la virgule : comme étrhanhanhan-ge-s'en-fuit.
Je savais bien qu'il y avait du Malraux en toi ! abi

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par NLM76 Jeu 8 Fév - 8:02
e-Wanderer a écrit:
NLM76 a écrit:En l'espèce, on peut ne pas faire de silence, et le remplacer par un allongement très marqué de la voyelle qui précède la virgule : comme étrhanhanhan-ge-s'en-fuit.
Je savais bien qu'il y avait du Malraux en toi ! abi
Non, mais !

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