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par Nouka Ven 22 Mar 2024 - 16:51
😲 merci beaucoup NLM76 🙏🏼
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par Nouka Sam 23 Mar 2024 - 1:30
J'ai encore besoin de votre aide. La prof de mon fils propose la problématique suivante : "Comment Des Grieux exploite-t-il la rhétorique afin de défendre son mode de vie libertin et son amour pour Manon ?" et les mouvements suivants :
- Réquisitoire contre la vertu religieuse
- Eloge de l'amour pour Manon
- Comparaison des 2 bonheurs
- Réponse de Tiberge

NLM76, selon le plan de ton analyse, on pourrait arriver aux mouvements suivants (qui s'appuient sur la construction de l'argumentation de Des Grieux) mais cela donne 4 mouvements totalement déséquilibrés (est-ce important ?) :
- 2 premières phrases : introduction : Réfutation de la thèse de Tiberge (énoncée avant le passage)
- Développement : son amour pour Manon mène au bonheur (discours rhétorique bien construit / sophisme)
- Conclusion : L'amour charnel mène au bonheur bien plus que la foi
- Réaction de Tiberge
Je n'aime pas ces formulations...

Qu'en pensez-vous ?

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par NLM76 Sam 23 Mar 2024 - 5:30
A titre personnel, je n'aime pas du tout la question que formule la collègue. Je trouve qu'elle ne veut rien dire, et qu'elle ne pose pas le problème littéraire que nous devons résoudre. Fondamentalement, la question c'est de savoir pourquoi ce discours est si saisissant, scandaleux, stupéfiant, aussi bien pour Tiberge que pour le lecteur.

Maintenant, venons-en au plan du texte. La difficulté que nous trouvons ici me donne du grain à moudre pour écarter l'expression "les mouvements du texte", et lui préférer "le mouvement du texte", ou "le plan du texte". En effet l'idée de parler du "mouvement" du texte, plutôt que de "plan" a dû émerger dans les années 1970, afin de signifier qu'un texte littéraire n'était pas organisé de façon rigide, scolaire, mais qu'il avançait selon sa propre logique — qu'il ne devait pas forcément être découpé en trois parties, trois sous-parties, et ce d'autant plus que ce n'est, le plus souvent, qu'un extrait découpé de façon plus ou moins arbitraire par un professeur. Le mouvement du texte, c'est la façon dont le texte avance ; et cette façon peut être complexe, sinueuse. Il ne s'agit pas de réduire le texte à un plan en n parties équilibrées, en n "mouvements". C'est d'ailleurs ce que dit le document rédigé en 2019 par l'IG, qu'on trouve [url=eduscol.education.fr/document/24373]ici[/url] :
Eduscol a écrit:Une fois la lecture et la contextualisation rapidement opérées, il convient que le lecteur puisse identifier ce qui donne son unité au passage choisi : son thème, ce dont il parle (un personnage, un événement, une idée...), et la forme plus ou moins codifiée (une anecdote, un portrait, un sonnet,...) qu’il choisit de mettre en place pour parler de cela.
Le mouvement qui anime cette forme peut ensuite être rapidement décrit pour rendre compte des différents temps du passage : cela permet de préciser un peu la description synthétique qui a été faite initialement.
En l'occurrence, s'appuyer sur le mouvement réel du texte permettrait de problématiser encore plus justement l'explication. En effet, le mouvement général du texte, en deux parties : le discours de Grieux, puis la réaction horrifiée de Tiberge, nous donne la clé de lecture, puisque Tiberge lui-même interprète le discours, en affirmant que c'est d'une part un discours sophistique, et d'autre part un discours monstrueux. Autrement dit, en expliquant le texte, il faudra montrer d'une part pourquoi il est scandaleux, et d'autre part dans quelle mesure il est sophistique. Suivre le mouvement du texte en l'espèce, c'est le renverser : prendre le temps de commenter son second paragraphe en introduction, puis passer au discours de Grieux dans le corps de l'explication. On peut, avant de s'y lancer, donner le mouvement, le plan de ce discours, soit selon les trois parties que j'ai proposées (introduction, développement, pointe), soit en négligeant l'amorce, en trois autres parties (puisque le bonheur qu'on tire de la vertu passe par la souffrance, j'ai le droit moi aussi de chercher le bonheur dans l'amour en passant par la souffrance ; et en plus j'ai davantage raison que les vertueux, puisque le bonheur que j'atteins est bien réel).
Je ne pense pas qu'on puisse considérer vraiment le début comme un "réquisitoire" contre la vertu religieuse, ça ne l'est que par ricochet. Il faut d'autre part absolument montrer l'articulation logique du discours de Grieux, sans quoi on en revient aux lectures tabulaires qui écrasent le texte, et contre lesquelles le choix de l'explication linéaire voulait lutter. En l'occurrence, il faut absolument montrer le fond paradoxal du raisonnement de Grieux : l'idée selon laquelle la souffrance est une bonne chose. Le paradoxe insoutenable, il finit par le soutenir !
Je défends maintenant un peu mon plan en vert ("apparemment, vous avez raison (de vouloir me faire fuir la souffrance) ; en réalité, j'ai raison d'aimer Manon, bien que j'en souffre, puisque les saints eux-même souffrent ; et même j'ai davantage raison que les vertueux de choisir cette façon de souffrir"). En effet, il fait apparaître un enjeu essentiel du passage : le problème de l'articulation entre la foi et la raison, avec pour tiers terme ici la question de la passion, au sens propre comme au sens restreint.

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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
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par e-Wanderer Sam 23 Mar 2024 - 8:04
NLM76 a écrit:Ah là là malheureuse... J'ai du travail administratif, et vous me tentez avec du travail intéressant. Voilà ; je viens de passer une heure et demie à faire autre chose que ce que je dois.
  • https://www.lettresclassiques.fr/2024/03/22/un-discours-libertin/

Ce passage est vraiment incroyable. Cela dit, si je le faisais avec mes élèves, sans doute ne donnerais-je pas le second paragraphe, qui décrit la réaction de Tiberge. Il y a vraiment déjà trop à dire sur le discours lui-même. Maintenant c'est vrai que la présence de Tiberge donne une couleur supplémentaire au discours : j'ai l'impression de voir en Tiberge la même réaction qu'Hippolyte face à Phèdre dans "Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée..."

@cléo : le discours de Grieux n'est pas pure raison ; il paraît quand même essentiel d'en faire apparaître les éléments sophistiques, ou en tout cas spécieux, même si l'on n'adopte pas un point de vue chrétien.
Je trouve que les réactions de Tiberge ont un grand intérêt, si on veut regarder ce texte sous un angle rhétorique, puisque c'est ce que propose le professeur du fils de Nouka.

Le premier paragraphe ("l'aveu", dans ton découpage) correspond à une forme d'exorde. Exorde indirect (insinuatio en latin), c'est-à-dire prononcé face à un auditoire supposé hostile : d'où les circonvolutions de la double négation ("Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point") et l'insistance sur la franchise ("je lui ouvris mon cœur sans réserve", dans la bribe de discours narrativisé qui introduit le discours direct en en soulignant l'intention rhétorique).

DG insiste très fortement sur la dimension éthique du propos : rien de surprenant, c'est typiquement dans l'exorde qu'on construit par le discours l'image de soi que l'on veut imposer. Si on reprend la grille aristotélicienne de l'ethos, cela repose sur trois pôles : la prudence (au sens ancien : le prudent prend les décisions en connaissance de cause, il a une claire vue de l'expérience du passé comme des événements à venir, vertu du conseiller par excellence), la vertu et la bienveillance (= montrer à l'interlocuteur qu'on est dans le même camp que lui). Or ici, il est évident que DG a un gros problème, puisqu'il s'agit précisément de faire l'aveu qu'il n'est pas vertueux ! Il compense donc en mettant en avant la franchise (ce qui relève ici des valeurs de l'amitié – avatar de la bienveillance : je suis dans le même camp que toi, donc je ne cherche pas à te tromper, je suis dans la sincérité et la transparence). Tiberge, qui est tout sauf un idiot, comprend immédiatement l'intention, et insiste, lui, sur le 3e pôle : DG se rend coupable car non seulement il cède à la passion amoureuse, mais il le fait en connaissance de cause, en libertin. DG a la hauteur de vue nécessaire pour être conscient des enjeux (les qualités du "prudent", qui n'est pas dupe des apparences) mais choisit "volontairement" de se méconduire. On lui reproche moins de ne pas être vertueux (puisqu'il l'avoue lui-même) que de pécher en connaissance de cause. Le vrai libertin ne pèche pas par aveuglement ou par défaut de prudence mais précisément parce qu'il est un esprit fort (voir Don Juan chez Mozart : "Pentiti – No !").

Ce qui est assez fort, c'est que c'est l'intervention de Tiberge qui rétrospectivement transforme l'aveu en exorde ! DG aurait pu s'en tenir là, pour sa part, mais effectivement, ce sont précisément les reproches de Tiberge qui le conduisent à développer l'argumentation du libertin.

La deuxième intervention de Tiberge est également très éclairante : il n'est pas seulement un faire-valoir passif qui réagirait aux propos de DG, il est aussi un véritable analyste ! Il décrypte avec une grande précision l'intention rhétorique du propos de DG. C'est lui qui emploie le terme technique adéquat pour qualifier le discours de DG, celui de "comparaison" (ce n'est pas seulement un type d'argument, c'est ici un véritable genre du discours argumentatif : comparaison, au sens de "parallèle" : il y a de très nombreux relais dans le propos de DG : "égal, semblable à, etc."). Et une nouvelle fois, c'est sa réaction qui relance l'argumentation de DG en évoquant le "terme des peines" du libertin. C'est précisément le point qu'examine ensuite DG : "Jugeons-en par l’effet" (c'est techniquement le lieu (argument-type) de la cause et des effets, parmi la liste canonique d'Aristote des lieux).

Ce ne sont que quelques remarques rapides. Pour traiter de façon vraiment sérieuse la question de l'ancrage rhétorique du discours de DG, il faudrait reprendre de façon méthodique et détaillée (à partir d'Aphtonios) la technique de l'exercice scolaire du parallèle, qui fait partie de la liste canonique des progymnasmata. Avec ensuite comme problématique évidente de voir comment Prévost adapte ces recettes de la rhétorique d'école au contexte romanesque : la façon dont les interventions de Tiberge, du point de vue de la vraisemblance narrative, relancent ou légitiment la poursuite du discours de DG, à la manière d'une sorte d'accoucheur des esprits qui déclenche une argumentation que lui-même trouve scandaleuse. Il y a un côté cathartique dans cette façon, pour les deux personnages, de crever l'abcès en duo, et la psychologie de Tiberge n'est pas le point le moins intéressant du roman : on retrouve souvent chez lui une curiosité assez étonnante pour les désordres du corps et de l'esprit ! Il y a d'ailleurs une forme d'humour dans la dichotomie présentée par Prévost entre les capacités analytiques immédiates de Tiberge, sa finesse, son recul, et d'autre part le côté comique du personnage qui "recule de deux pas" comme s'il avait vu le diable, son effarement etc. Il faudrait aussi insister sur la façon dont DG détourne le lexique religieux (technique habituelle du discours libertin) : voir par exemple le mot espérance. Bref, ce ne sont pas les pistes qui manquent !

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par NLM76 Sam 23 Mar 2024 - 17:07
N'écoutez pas @e-wanderer ! Il est complètement shooté à l'Aphthonios.

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par Nouka Sam 23 Mar 2024 - 17:52
D’autant que cela dépasse mes compétences là 😱😓

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par e-Wanderer Sam 23 Mar 2024 - 18:01
NLM76 a écrit:N'écoutez pas @e-wanderer ! Il est complètement shooté à l'Aphthonios.
Les vaches ont bien leur fièvre aphteuse vache, je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas droit à une petite fièvre aphtonieuse ! abi

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par Nouka Dim 24 Mar 2024 - 1:27
Je vous ai lus avec attention. C'est très intéressant. Ca donne envie de pousser l'analyse même si je crois que je vais perdre mon fils... ! Je vais faire au mieux.
Par contre, je n'arrive pas à formuler une problématique qui convienne.

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par NLM76 Dim 24 Mar 2024 - 20:57
La "problématique", on s'en tape un peu.
La question c'est de savoir pourquoi ce texte est intéressant.
Il n'y a quasi aucune corrélation entre la qualité de la problématisation en tête de l'explication et l'explication elle-même. On a souvent une problématisation toute moisie suivie d'une assez bonne explication, ou une bonne problématisation suivie d'une explication toute moisie.

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par Nouka Sam 30 Mar 2024 - 17:18
Quelques jours plus tard, texte analysé, je voudrais vous remercier pour votre aide précieuse. 🙏🏼
Il me reste la lettre 81 des Liaisons dangereuses à analyser avec lui et ce sera terminé pour le roman.
Mon fils aimerait profiter des vacances pour s’entrainer au commentaire composé sur un extrait de roman. Auriez-vous un texte à me/lui proposer ?

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par NLM76 Dim 31 Mar 2024 - 10:05
J'ai donné le sujet sur "Naki le kourouma" à mes élèves. Je pense que c'est un bon entraînement. Je l'ai mis là, avec un début de corrigé :
  • https://www.lettresclassiques.fr/2024/02/19/kessel-naki-le-kourouma/

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